Roméo et Juliette triomphe allègrement de l’érosion du temps. Pour preuve, l’adapation de Baz Luhrmann de la pièce de théâtre la plus célèbre de Shakespeare, des siècles après son écriture. Les Capulet et Montaigu déversent leur haine tandis que l’amour gagne leur progéniture, dans une mise en scène singulière, romantique, baroque et nerveuse, tout en restant fidèle au dramaturge anglais.
La rivalité entre les deux familles est marquée par un cadre spatial particulier. La ville de Vérone a des allures d’une métropole où déambulent les Capulet et Montaigu, attendant la provocation de part et d’autre pour dégainer. La troupe de Baz Luhrmann a une allure bien éloignée de celle de l’époque shakespearienne. Ici, les comédiens ont un look voyant qui va de la coloration capillaire rose et immonde au port de la chemise hawaïenne. La haine et la puissance des lignées se manifestent à travers les deux grandes tours qui dominent la ville. D’autres accessoires reflètent leur mainmise sur Vérone : blasons et plaques d’immatriculation des bagnoles. Les parties ennemies ressemblent davantage à des gangs plutôt qu’à des familles respectueuses.
Le clan des Montaigu est constitué de personnages bouffons, loufoques ou drag-queen camé tandis que le celui des Capulet est fait de personnages dégotés dans le western. L’arrogant Tybalt en est l’illustration la plus parfaite. Les santiags du cousin de Juliette rappellent effectivement le genre cinématographique et accentuent la dimension de rivalité du film. Outre l’hommage à Shakepeare, Baz Luhrmann salue également le film de Robbins et Wise, West Side Story, par la reprise de la notion de gangs ainsi que par les origines des lignées. Hormis le couple Capulet et leur fille, les autres membres de la famille présentent des traits latino-américains et rappellent les Charks, ennemis des Jets. Et, au milieu, on découvre Claire Danes et surtout Di Caprio, dans le rôle d’un jeune premier, mèche tombante sur le côté droit et clope mélancolique aux lèvres.
Baz Luhrmann signe une réalisation audacieuse dans la mesure où il reste fidèle à la langue shakespearienne, tout en l’incorportant dans un monde moderne et extravagant. Le verbe amoureux, haineux, sage de la nourrice ou conseiller du frère Laurent baigne à chaque instant dans la métaphore. Il contraste avec le climat de gangs aux poings et coups de revolver faciles, filmés dans des ralentis aux accents apocalyptiques. Comme chez Branagh, la théâtralité transparaît sur grand écran pour célébrer Shakespeare. Au niveau du discours, les apartés demeurent.
Le casting a été réfléchi, Pete Postlethwaite n’est pas là par hasard puisqu’il a fait partie de la Royal Shakespeare Company. Il est là comme un clin d’oeil au dramarurge britannique. La distribution des personnages ne trahit pas le théâtre : le choeur est toujours présent mais il apparaît sous la forme d’un téléviseur. Son discours est pris en charge par l’animatrice du JT, qui relate les faits de haine comme s’il s’agissait d’une guerre civile, couverte par des bruits assourdissants d’hélicoptères. Le théâtre est mis à l’honneur. Le film s’ouvre sur le zoom avant du téléviseur et se clôt sur le zoom arrière de ce dernier, évoquant ainsi le fait d’ouvrir et de fermer un livre ou encore, de tirer puis de fermer le rideau.
La théâtralité se manifeste dans le verbe mais aussi dans les décors. Lorsqu’il est question des scènes d’intérieur, l’intrigue se déroule surtout dans la demeure des Capulet. Les scènes d’extérieur ont lieu sur cette plage, où l’on voit, près du manège, la charpente inaboutie d’une construction présentant une immense béance, à travers laquelle apparaissent les lueurs matinales ou crépusculaires d’un soleil faussement paisible. Cette ouverture rappelle la scène théâtrale. Baz Luhrmann fait ici une allusion au célèbre Théâtre du Globe qui accueillait les représentations de Shakespeare au XVIIe siècle. Le lieu était surnommé « Théâtre à ciel ouvert » puisqu’il laissait entrevoir le firmament. Anisi, les astres et la fatalité imprègnent les deux oeuvres. Le début est marqué par un sentiment néfaste où l’homme est impuissant et la mort, triomphante.
La fatalité règne et en face, l’humain se montre nerveux et s’entoure d’un univers baroque. Bougies, leds, néons, feux d’artifice multicolores foisonnent auprès des innombrables icônes de la Vierge. Cet éclat est là pour symboliser l’amour de Roméo et Juliette, dont les corps baignent dans l’eau pour suggérer l’immersion des coeurs dans le sentiment amoureux. Mais les lumières criardes sont aussi présentes pour conjurer le mauvais sort. Baz Luhrmann a la main généreuse sur cet éclairage barriolé et très emprunt de maniérisme. Ses personnages dansent mais la grande gagnante sera la chorégraphie macabre, avec ses salves de coups de feu et giclées de sang sur les visages. La sphère du réalisateur est très copieuse, déjà tape-à-l’oeil et annonce l’esthétique clinquante de Moulin Rouge.
Côté musique, on respire un peu plus, avec une BO qui rassemble une belle brochette d’artistes. Young Hearts Run Free répand sa traînée de soul fraîche et légère pour annoncer la venue d’Eros. Aux côtés de Kym Mazelle, Prince apporte une touche funky tandis que versant rock, reluisent Garbage, The Cardigans et surtout Radiohead, au plus haut de sa forme (Ok Computer). Dans un répertoire plus classique sont convoqués les deux Richard, Wagner et Strauss, ainsi que Mozart, associé à l’entrée en scène extravagante de Lady Capulet. Ce mélange des genres muicaux fait écho à cette alliance entre le langage shakespearien et la touche moderne et audacieuse de Baz Luhrmann.
Le réalisateur australien a modelé la pièce de Shakepeare dans un style clinquant et exubérant, pas toujours de bon goût et quelquefois au détriment du texte. Le discours de Juliette, interprétée par la jeune Claire Danes, parfois peu à l’aise dans son rôle de jeune amoureuse, a du mal à se frayer un chemin dans le décor pléthorique. Luhrmann a un sens de la mise en scène beaucoup moins aigu que celui de Branagh. Néanmoins, son film tire sa force du contraste entre l’univers contemporain et le langage shakespearien, toujours aussi puissant et c’est la marque même du génie, éternel.