« Dans les films de Douglas Sirk, l’amour me semble être davantage encore le meilleur, le plus insidieux et le plus efficace instrument de l’oppression sociale »
Rainer Werner Fassbinder
Les mélodrames sirkiens des années 50 jusqu’à son dernier opus compris : Mirage de la vie (1959), authentique « blockbuster », donnent l’impression de se dérouler dans une synchronie parfaite, comme à l’unisson de partitions musicales jouées crescendo jusqu’à atteindre un diapason paroxystique impossible dans la réalité.
Les protagonistes sont toujours sur la même longueur d’onde pathétique, à vibrer de concert sur la corde sensible de leurs affres sentimentaux ou de leurs turpitudes familiales.
La métaphore musicale trouve tout son sens dans ces œuvres duales, atteignant « l’accord parfait » pour coller à l’étymologie grecque du vocable mélo-drame : chant et action. Un chant choral qu’on peut dès lors rattacher à la tragédie antique comme l’alpha et l’oméga des réalisations de la dernière décade du mélo-dramaturge allemand.
Le mélodrame : un genre hybride
Difficile de vouloir accoler une seule définition au mélodrame tant il est à la lisière d’un foisonnement de sens, à la croisée de genres hybrides et d’une extrême porosité. On peut originellement le faire remonter au théâtre lyrique et à l’opéra italien du XVIIème siècle en particulier, qui lui confère sa dimension baroque. Déjà précurseur après la commedia dell’arte. Du moment où tragédie et comédie sont tombées en désuétude, il semblerait que le mélodrame et ses poncifs d’usage aient pris le relais à l’ère du public de masse .
Circonscrit au seul champ cinématographique – « chant » serait mieux adapté en la circonstance -, la traduction littérale du « melodrama » américain fait davantage écho à un drame romantique où le romanesque inonde la toile blanche de scènes qui font pleurer dans les chaumières.
Ces « weepies » des années 20, 30 & 40, comme seule la machinerie hollywoodienne sut en exploiter le filon avec un art consommé, abondèrent telles les larmes qu’ils arrachaient à un public complice et qui en redemandait. Depuis le fleuron du drame manichéen échevelé Les Deux orphelines (1921), réalisé par le pionnier David Wark Griffith, aux films de Franck Borzage, Alfred E.Green, Edmund Goulding, en passant par ceux de John M. Stahl référencé comme « spécialiste du genre » au sein de ce vivier mélodramatique inépuisable en péripéties lacrymales à souhait.
« Weepies » et mélos
Ces films qui campent des figures de femmes emblématiques : bourgeoises émancipées ou simples mères courages s’adressent en priorité à un public éminemment féminin en mal d’identification subjective.
Ils abordent, dans les strictes limites de la sphère domestique, leurs tourments sentimentaux, la disparité de leurs conditions sociales et l’oppression qui en découle inéluctablement et dont elles sont les victimes désignées voire sacrificielles (Stella Dallas, Mrs Miniver). Aussi, les pathologies qui apparaissent au grand jour comme la cécité (Victoire sur la nuit , Edmund Goulding,1939 – Magnificent Obsession, John M. Stahl, 1935) .
La liste serait longue de ces « mélos » dénommés ainsi dans un raccourci péjoratif et qui brodent autant d’intrigues à faire pleurer « Margot » à partir d’un canevas romanesque certes « cousu de fil blanc » mais toujours empreint d’un romantisme exacerbé propre à manipuler comme à magnétiser l’audience .
Le secret magnifique ou les « fards de l’amour »
A revoir aujourd’hui Le Secret magnifique, le film semble se dérouler tel un chromo furieusement démodé. La mayonnaise scénaristique prend difficilement et le soufflé dramatique retombe faute d’épaisseur psychologique des protagonistes. Reste l’exaltation des passions que focalise la lumière éblouissante et forcément aveuglante du Technicolor. Tout semble factice et artificiel dans un affleurement purement décoratif de visages et d’objets souvent réfractés ou simplement tamisés.
Les accessoires dénotent un monde claustrophobique où les personnages ressemblent à des natures mortes. Un enfermement qui est en soi celui de la non-voyante Madame Phillips (Jane Wyman). C’est dans cet univers bourgeois feutré qu’ils évoluent à l’image de poissons rouges dans un aquarium ou d’oiseaux dans une cage dorée.
En contrepoint, les fleurs aux tons pastels qui parsèment le film jusqu’à imprégner la pellicule accentuent ce climat étouffant de serre. La photogénie des acteurs, omniprésente, est sublimée par la photographie en trompe l’oeil de Russel Metty. Le réalisateur assume entièrement cette artificialité. Comme sur l’antique proscenium où se jouaient les tragédies d’Euripide, Sirk transmue le théâtre de la vie en champ clos des passions et plaque un happy end comme un ultime pied de nez ironique.
Rock Hudson : le mâle hollywoodien dans sa « normalité »
Fidèle à l’image de franche et placide camaraderie qui lui colle à la peau, Rock Hudson (Bob Merrick), celui par qui le malheur arrive dans le film et à cause de qui le scandale éclatera trois décennies plus tard à Hollywood, est ici l’incarnation du garçon d’à côté bien « comme il faut » sous toutes les coutures, à la masculinité virile, tranquille et sans aspérités, que relaiera la presse à sensations. Jusqu’à son « coming out » en 1985, qui révélera son combat contre le sida dont il est atteint, camouflet cinglant fait à l’usine à rêves américaine .
Le mysticisme volontiers moralisant du roman impose ici un « striptease » dramatique qui revient à faire endosser sans transition au mufle invétéré, égocentrique millionnaire qu’il incarne au début du film, la défroque du repenti altruiste et philanthrope. L’oeuvre achoppe sur ce point car Hudson n’est en rien un acteur de caractère. En revanche, il révèle ici un talent certain pour une ironie pudique qui sera sa marque de fabrique dans la décade suivante où il peaufinera son image de célibataire endurci à marier dans nombre de comédies parodiques selon les canons hollywoodiens en vigueur.
Comme dans un sitcom, le long métrage retient toutes les insignifiances mais avec un tour dramatique. Un échafaudage de concours de circonstances téléphonées est porté par un lyrisme outrancier des situations, lui-même amplifié par un commentaire musical sirupeux . A quoi s’ajoute l’emphase cathartique des personnages qu’on croirait tout droit sortis d’un conte de fées à dormir debout ; ici celui de la Belle au bois dormant auquel le film fait explicitement allusion .
L’argument du film: un « condensé de kitsch, de bizarrerie et de pacotille » selon Sirk
Ramené à son synopsis, l’argument du film est platement édifiant et cumule les invraisemblances : Bobby Merrick (Rock Hudson ), un playboy dépensier et frivole provoque indirectement la mort d’un docteur de renom, éminent ponte du cerveau, Marc Phillips ; entraînant par ricochet la cécité de son épouse, Helen Phillips (Jane Wyman), suite à un choc traumatique en voiture. Taraudé par le désir de rédemption, il infléchit radicalement le cours de son existence et entreprend de reprendre ses études de médecine là où il les a laissées pour l’opérer lui-même et ainsi lui permettre de recouvrer la vue .
Au passage, le titre original « Magnificent Obsession » est moins ambivalent, en insistant sur l’idée fixe de rachat désintéressé qui transcende les actions du héros résilient.
Le film engrangea huit millions de dollars. Il entérina la consécration de Jane Wyman et dans le même temps la révélation de Rock Hudson. La star masculine par excellence était née ; devançant en popularité Cary Grant ou John Wayne. Il recevra jusqu’à 3000 courriers hebdomadaires d’admiratrices, incluant des adolescentes aussi bien que des femmes plus âgées.
Les studios Universal enregistrèrent leurs recettes les plus fructueuses au box-office depuis des années avec Ecrit sur du vent (1956) et Mirage de la vie (1959) en point d’orgue; pulvérisant par dix fois celles de la version originale du film réalisée par John M.Stahl, malgré la préférence encore avérée du public cinéphile pour le premier opus.
Dans ses entretiens à bâtons rompus avec Jon Halliday (Conversations avec Douglas Sirk, 1997), l’éternel exilé germanique fait un sort à l’argument qu’il décrit comme un « condensé de kitsch,de bizarrerie,de pacotille de bas étage » . Incrimine-t-il pour autant le roman de base signé de Lloyd Douglas qu’il n’a seulement pas pris la peine de lire ; le trouvant par trop indigeste et digne d’un « illuminé » ? Toujours est-il qu’à l’instar d’un Hitchcock, il semble considérer qu’une histoire mineure est de loin le meilleur véhicule pour réaliser le film le plus abouti. Du « story-teller » qu’il est par essence, le réalisateur se mue en « story-bender », littéralement « redresseur » d’histoire. Il en sera à coup sûr l’architecte et le maçon dans le même temps. C’est donc au pied du mur qu’il appartient de juger son oeuvre à la toise de notre appréhension d’aujourd’hui.
Un soap opera baroque et flamboyant
Il est éclairant de rappeler la genèse de la production de ce « soap opera » effroyablement « kitsch ». L’ ex-acteur devenu producteur Ross Hunter proposa à Douglas Sirk le roman éponyme de Lloyd Douglas, auteur de best-sellers adaptés par Hollywood dont The Robe (Henry Coster, 1953). Sirk refusa tout net le projet en l’état ; arguant de l’illisibilité du roman, trop sermonnant pour son goût. Ross Hunter revînt à la charge, lui présentant cette fois la continuité filmique de l’adaptation de 1935 de John M. Stahl tout en adjurant Sirk de faire le film coûte que coûte : « Doug, fais les pleurer ! Je veux les voir sortir 500 mouchoirs dans le même temps » (propos rapportés par Barbara Klinger dans son ouvrage Melodrama & Meaning : History, Culture and the films of Douglas Sirk (1994). De fait, la version sirkienne empesée et contrainte apparaît comme un remake de l’adaptation surannée de John M.Stahl, dont il reprend les péripéties à l’identique tout en les sublimant par la couleur.
La psyché hyperbolique des sentiments
La version de John M. Stahl de 1935 nous fait découvrir dans les rôles phares un Robert Taylor à l’époque tout jeune « matinee idol » partagé entre désinvolture affichée et componction retenue dans le regard et la voix et Irene Dunne toute en introversion. Même traitement dans sa version non édifiante d’Imitation of life (1934) avec Claudette Colbert et Warren William. A l’opposé des remakes sirkiens, Stahl n’utilise aucun artifice et se cantonne à la description en demi-teinte d’un réalisme de façade des situations et des sentiments. Quasi naturaliste dans son approche, le film va jusqu’à opposer un contre-pied humoristique des seconds rôles comme exutoires aux archétypes mélodramatiques .
Il est frappant de voir la manière avec laquelle le remake reprend mimétiquement les scènes de la première mouture en les mixant comme dans un shaker et en appuyant sur les effets, le pathos, l’extrême sophistication des décors, les fulgurances chromatiques, les coïncidences improbables, l’expression régressive des sentiments et les petits riens insignifiants de l’existence, jusqu’au dénouement providentiel où la vertu a raison du mal pathologique. Quand Sirk ausculte les sentiments avec un miroir hyperbolique donc déformant et grossissant , John M. Stahl manie au contraire la litote comme la pointe de scalpel du chirurgien du cerveau chevronné qu’est devenu Robert Merrick. Le « secret magnifique » vaut autant pour ce que sait mais ne dit pas la non-voyante Jane Wyman que pour ce que cache mais ne veut en aucun cas faire savoir le voyant Rock Hudson.
Tout ce que le ciel permet ou le retour à la nature triomphante
Galvanisée par les records d’affluence du précédent opus, la production d’Universal, Ross Hunter à sa tête, enchaîne un nouveau projet glamoureux reprenant sa paire gagnante : Hudson/Wyman. Ce sera Tout ce que le ciel permet (1955). Le film s’ouvre somptueusement sur un ample mouvement d’appareil en surplomb du clocher d’un village de la Nouvelle-Angleterre, douillettement emmitouflé sous les mordorures et les diaprures automnales.
Le décor ainsi magistralement dépeint en toile de fond est à couper le souffle et confine au sublime paysager. En lentes arabesques qui l’animent, la caméra délimite le périmètre où l’intrigue va se nouer : le bourg, le moulin désaffecté de Ron Kirby (Rock Hudson), jardinier paysagiste, pépiniériste et coeur à prendre, jusqu’à s’appesantir sur la demeure patrimoniale cossue de l’encore jeune veuve Cary (Jane Wyman).
Tout est dit : l’Automne est la saison de la maturité où l’on récolte ce que l’on a semé. Fragile et désincarnée comme dans Le Secret magnifique, Jane Wyman est pourtant une autre carnation à cueillir pour Rock Hudson, l’homme de la nature.
Ce dernier incarne à lui seul le mythe de Thoreau, cité par ailleurs dans le film, qui prône une philosophie de l’indépendance où chacun doit suivre la voie qu’il s’est tracé en faisant fi des conventions sociales sclérosantes. « Ce qui importe sont les choses de peu d’importance » répète à l’envi Rock Hudson à une Jane Wyman engoncée dans ses préjugés bourgeois et tenue en lisière par les commérages malveillants de l’élite villageoise en butte au reste de la communauté.
Ballottée entre la peur du quand dira-t-on et l’intransigeance égoïste de ses enfants qui méjugent et éconduisent le prétendant à l’aune de l’image paternelle sanctuarisée Cary ,captive de son entourage et comme mue par une hésitation pendulaire, ne parvient pas à se décider à franchir le pas et mettre ainsi fin à son veuvage forcé. On la conforte ,en lot de consolation et pour seul compagnonnage, à accepter celui d’un téléviseur inerte, symbole mort-né de cette coterie bourgeoise qui exerce sur elle une emprise dévastatrice dont elle peine à s’arracher.
Une symphonie subliminale des couleurs
Les tons fauves et chauds de l’automne laissent la place aux teintes bleutées d’un hiver interminable qui s’éternise comme s’enlise la relation amoureuse à peine esquissée. Le bleu se diffuse peu à peu et finit par recouvrir l’écran d’un linceul tour à tour diaphane ou irisé ; en devenant la tonalité dominante. Il exprime ici toute la vulnérabilité féminine dans une palette symbolique et par association aux objets de la domesticité. Ainsi de la théière en porcelaine « wedgewood » patiemment restaurée par Ron Kirby toute nacrée de bleu que Cary renverse malencontreusement ; exprimant l’altération et donc une « fausse note » de plus dans un rapprochement qui semble improbable.
Le dénouement est l’exact retournement de situation de celui du Secret magnifique : cette fois, c’est « le bel au bois dormant » qui se remet de ses émotions suite à son trauma accidentel et peut enfin épouser sa princesse tant convoitée. Le film se clôt – comme on referme un conte de fées -sur un bref panoramique ascendant depuis le chevet du convalescent à la verrière du moulin restauré pour accrocher ce symbole du cerf sous les flocons de neige ; s’enhardissant jusqu’à approcher la maison.
Comme Jane Wyman reprenant conscience après son opération alors qu’elle est allongée dans un lit d’hôpital dans Le Secret magnifique, Rock Hudson, dans la même position, pousse un « brame » de contentement à peine audible. Le mâle et sa raison l’ont emporté.