Rencontre avec Marina Déak

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Exemplaire d’une possible réactivation du naturalisme « à la française », « Poursuite » invitait d’évidence à échanger deux-trois mots avec son auteur. Mais où va donc Marina Déak ?

Peu de jeunes cinéastes semblent aussi « fixés » que Marina Déak, en termes de choix de mise se scène, d’engagement esthétique et surtout d’intention artistique. Au départ initiée pour valider quelques intuitions et concepts critiques, cet entretien fut surtout l’occasion d’une redistribution des cartes plutôt inattendue. Ainsi comprend-on au fil de l’échange que décidément non, toute tentative de cinéma naturaliste ne se pose pas comme héritière de Maurice Pialat ; que peut-être Audrey, personnage principal du film, trentenaire comme on pensait en avoir beaucoup vu dans le cinéma français, bien que partageant avec elle une image, un âge et un corps, n’est définitivement pas son autoportrait. Où l’on se rend compte que décidément, Poursuite est bien un film échappant à tout résumé, toute définition durable. Tant mieux !

Déjà vu ?

Poursuite
, votre premier long métrage, expose une figure assez récurrente du cinéma contemporain, français notamment : un personnage de trentenaire en pleine recherche de lui-même. Trentenaire, vous l’êtes aussi… Quel degré de séparation entre Audrey et vous ?

Il y a deux choses dans ce que vous dîtes. Tout d’abord la « récurrence » du personnage, point sur lequel je ne suis pas totalement d’accord. Concernant la proximité entre le personnage et moi, il y a l’âge, en effet, le lieu de vie – Paris, la région parisienne – et le faît d’avoir des enfants. Au-delà de ça… le même corps ! (Rires) Quelques réactions sans doute assez proches de moi, oui. Des réactions du personnage qui sans doute ressemblent aux miennes… mais évidemment pas toutes. Par contre, ni l’histoire ni la situation d’Audrey ne sont les miennes.

De par son aspect de « chronique », son esthétique assez proche d’un naturalisme, diront certains, hérité de Maurice Pialat, votre film pourrait être facilement associé à l’image que l’on a du cinéma français d’aujourd’hui. Préféreriez-vous qu’on ne l’évalue qu’en fonction de lui-même ou cette mise en contexte ne vous dérange pas ?

J’ai envie de vous retourner la question. Est-ce que pour vous, c’est un film qui vous renvoie à ça ?

En tant que critique, oui.

Et uniquement à ça ? Pour vous, il ne s’inscrit que dans ce registre ?

Disons que l’on s’efforce de n’évaluer le film que par rapport à lui-même, son histoire singulière, tout en se disant que ce personnage a une familiarité avec d’autres croisés dans le cinéma d’auteur français.

Je voulais surtout vous demander si pour vous, c’est avant tout un film « à la Pialat » ?

C’est un film qui, de par la crudité de certaines séquences, notamment celles d’intimité, peut faire penser effectivement à cette image que l’on a de ce type de cinéma français « frontal », disons.

Oui, évidemment je m’y réfère, au sens où je ne peux pas faire comme si ça n’existait pas. Je suis moi-même spectatrice de ce cinéma – mais pas seulement de ce cinéma – après, je ne m’y reconnais pas forcément, en tout cas pas entièrement. Déjà pour des questions d’unité narrative. Pialat n’est pas mon maître, même si son travail est intéressant. Ce n’est pas une figure de référence pour moi. Le naturalisme m’intéresse absolument parce que c’est la manière dont je regarde les choses, dans un certain rapport au réel. Mais il ne faut pas qu’il soit la seule manière d’aborder un sujet. D’où les éventuelles ruptures formelles dans le film. Sans ces variations, faire un film ne m’intéresserait pas.

Abordons d’emblée la question de l’intimité. Vous vous mettez vous-même en scène dans ce film, vous en êtes en tout cas le personnage principal et n’hésitez pas à vous exposer avec une certaine impudeur.

Crudité.

Disons crudité. Votre personnage devait absolument être ainsi montré sous toutes les coutures ?

Absolument. Ca, c’était une évidence bien avant que l’idée de jouer le personnage me traverse l’esprit. Si on veut raconter les choses de façon « vraie », ça passe aussi par des situations où l’on est nu, des situations de fragilité qui ne sont pas forcément jolies – ni laides, d’ailleurs – mais crues.

Vous esquivez en tout cas le glamour tout au long du film.

Je n’ai même pas l’impression de l’esquiver, au sens où pour moi, y compris comme spectatrice, le glamour ne vient pas des paillettes et de situations joyeuses et douces, mais d’une puissance de vie, d’un sourire, quelque chose de « réel », quoi. Je n’esquive pas le glamour au sens classique du terme, mais ce n’est d’évidence pas ça que je cherche.

Vous ne cherchez pas à faire In the mood for love.

En tout cas pas dans ce film.

Question d’ordre plus technique : comment se dirige-t-on soi-même ? Comment prépare-t-on une scène qui reposera essentiellement sur notre corps ?

Je ne peux parler que pour moi. Cela se prépare très en amont du tournage, avec l’équipe. J’ai tenu à ce que ce soit une petite équipe, à ce que chaque personne présente sur le plateau soit extrêmement bienveillante. S’il y a un gramme de jugement ou de ricanement dans l’air, tout tombe par terre. On travaille beaucoup avec le chef opérateur pour définir la manière de cadrer. Par ailleurs, comme le film est tourné en vidéo, il y a une grande facilité à revoir très vite la dernière scène tournée, donc la reprendre, la corriger au fur et à mesure.

Audrey, entre autres histoires

Plusieurs degrés de fiction s’entremêlent dans votre film. Il y a celle de votre personnage, Audrey, mais également celle des personnages qui l’entourent, notamment son ex-mari, Éric. Vous donnez une chance à ce qui a priori pourrait n’être que des rôles secondaires.

C’est la réponse : donnner une chance ! A partir du moment où je convoque des personnages, ils ont le droit d’avoir leur chance. Ils sont dans le film, utilisés à l’interieur de certaines configurations, il leur arrive des choses liées à Audrey… Je n’ai pas envie qu’ils n’aient pas leur chance, ce qui ne veut pas dire non plus que je vais développer toute leur histoire.

Vous relativisez presque la place d’Audrey comme héroïne…

Si ça peut faire cet effet-là, je serais très contente !

Cela renvoie aussi au tout premier plan du film, dans le métro, qui montre des visages d’individus ressemblant à tout un chacun. Poursuite serait ainsi l’histoire d’un individu dont vous cherchez constamment à relativiser l’intérêt.

Je cherche disons à remettre en liaison cette histoire, qu’elle soit « démocratique » au sens fort. Même s’il y a un personnage principal, chaque personne croisée à un moment donné dans le film est potentiellement « à égalité » avec ce personnage principal. Le film pourrait aussi bien dévier sur un des autres personnages, s’arrêter sur un des autres visages exposés.

Forcément, la question de l’autobiographie entre en ligne de compte lors du visionnage du film. Vous disiez effectivement au départ que l’histoire d’Audrey n’était pas la vôtre, mais vous vous êtes au moins inspirée de situations vécues…

Oui et non. Je vais encore insister là-dessus : ce n’est pas du tout autobiographique ! J’ai certes deux enfants, je vis avec eux, mais n’ai pas du tout les mêmes rapports avec ma mère, les hommes… Donc concernant les faits présentés dans ce film, absolument rien d’autobiographique. En revanche, du point de vue des sentiments, des sensations, des affects que peuvent provoquer certaines situations, oui. Il y a bien des choses que je ne pourrais pas mettre en scène si je ne les connaissais pas, que je ne pourrais pas imaginer. Mais il n’y a pas une situation dans ce film qui soit une référence directe à ma vie.

Le titre, Poursuite, peut apparaître comme un trompe-l’oeil. Il serait presque la promesse d’une action que l’on chercherait pendant tout le film. Audrey poursuit quelqu’un ? Se poursuit-elle elle-même ?

Les deux… Je ne pense pas qu’elle poursuive « quelqu’un », mais peut-être « quelque chose », même si elle ne sait pas forcément quoi elle-même. Elle est aussi poursuivie par ses démons à elle, ses peurs. C’est une fuite et une recherche à la fois. Elle n’est pas en quête d’une chose définie, mais il y a bien un mouvement où s’identifierait la poursuite.

Ce titre s’est imposé comme une évidence ?

Non, on a mis beaucoup de temps avant de le trouver. Mais je dois dire que j’en suis maintenant très contente. Un titre finit par coller au film petit à petit.

Quel est le point de départ de ce film ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer à ce long métrage après vos trois précédents courts ?

Ce n’est pas exactement comme ça que les choses se font, en fait. Déjà, le dernier court (Femme femme, 2008, ndlr) devait être le début de Poursuite, mais pour plein de raisons, cela ne s’est pas fait. Il s’est donc plutôt « transformé » en court métrage. J’ai essayé de réfléchir à une situation me semblant intéressante, pouvant mettre en lumière des choses dont j’avais l’impression que l’on ne parlait pas dans le cinéma. En tout cas pas sous un mode « parlant », disons (des comédies de mœurs, trucs sociologiques un peu plats, un peu superficiels). Pour moi, ce sujet me paraissait très riche, très vivant et surtout très contemporain. Un point de départ qui ne m’intéressait pas uniquement en raison de ma familiarité « biographique » avec ce sujet – j’ai des enfants, certaines questions du film se posent à moi et autour de moi tous les jours, d’une autre manière. Je voulais aborder d’une manière différente de ce qui se fait habituellement ces choses qui me sont familières.

On parle beaucoup de la séquence d’interview, face caméra. Il vous semblait important d’insérer au milieu du film une partie se décrochant un peu du récit ?

Pour moi, chaque chose présente dans le film me semblait devoir y être, y compris la séquence d’interview, répondant à sa manière à celle du métro. Variations sur un même thème. Prendre un thème et essayer de l’éclairer sous des axes différents, afin d’obtenir un tableau peut-être plus complet.

Si certaines personnes vous reprochent un possible narcissisme, que leur répondriez-vous ?

Qu’ils sont un peu à côté de la plaque, je pense. Ensuite, et quand bien même ?! Le cinéma a à voir avec la question du narcissisme. Quand on fait des films, si l’on n’est pas en rapport avec le fait de montrer quelque chose de soi, que ce soit son corps « en vrai » ou une chose « à soi », c’est qu’on est un peu à côté de la plaque, à mon avis. Mais je crois que mon personnage est suffisamment banal et pas mis en valeur pour ne pas me sentir tellement narcissique.

C’est vrai que vous ne vous épargnez pas tellement, en effet… (rires)

Non, mais il y a aussi des moments où il est très valorisé !

Ce n’est pas un personnage unidimensionnel.

Il peut être odieux, irritant… Moi, je le trouve assez sympathique, un peu perdu mais plutôt sympathique. Après, d’autres trouvent Audrey insupportable, hystérique, râleuse… Moi je la trouve normale, sympathique et un peu perdue.

La profession

Vous voyez beaucoup de films, en dehors de votre propre travail de cinéaste ?

J’essaye…

Distingueriez-vous un auteur dans ce cinéma français dans lequel vous entrez ?

On m’a déjà posé cette question dans une précédente interview et après réflexion, je pense que je ne peux pas y répondre. Qu’on le veuille ou non, on est je pense absolument en concurrence et ce type de question me force à me positionner par rapport à ça, ce que je ne peux pas et ne veux pas. Je pense plein de choses sur plein de films que je vois, y compris le jeune cinéma français – ou le moins jeune. La seule chose que je peux dire, c’est que pour ma part, j’essaye de proposer quelque chose de singulier et que plus on sera nombreux à le faire, mieux ce sera.

« En concurrence »… C’est à dire ?

Par définition ! Je ne sais pas combien de films français sont faits chaque année, énormément en tout cas… On est forcément en concurrence. La visibilité et la distribution sont deux choses extrêmement difficiles, et dans le registre de l’art et essai, des films d’auteurs, le marché est de plus en plus réduit. Il y a de moins en moins de place pour de moins en moins de gens.

Cette question ne se pose de toute façon qu’après coup, une fois le film terminé.

Non, elle se pose dès le départ, à chaque pas franchi pour faire un film !

Pas pendant le tournage…

Pas pendant le tournage ni pendant l’écriture. Dans un monde idéal, le cinéma ne consisterait qu’à écrire, tourner, monter des films. Mais il faut se rendre à l’évidence : on cherche aussi à gagner sa vie, à trouver de l’argent pour monter les films, à montrer les films… Ce travail-là prend non seulement un temps énorme, mais aussi une place énorme dans le processus de création.

Ton héritage

Et hors du cinéma hexagonal, des films vous ont interpellée dernièrement ?

Oui bien sûr ! J’aime beaucoup les films de James Gray. J’aimais beaucoup Hou Hsiao hsien – moins maintenant –, Tsaï Mingliang, des films iraniens, argentins… Il y a en ce moment Carancho de Pablo Trapero, que personnallement je trouve splendide, très très nouveau.

La Nouvelle Vague évoque quelque chose, pour vous ?

Evidemment ! C’est de là qu’on vient, je pense…

Vous pensez que forcément un jeune cinéaste, un jeune auteur français doit faire avec elle ?

Sauf s’il joue l’inculte. Je pense qu’il l’a forcément en tête, en a un peu perdu les leçons, mais plus qu’une référence, la Nouvelle Vague a évidemment tout fait basculer ! Dans l’imaginaire français, en tout cas.

En même temps, il y a beaucoup d’angles d’approche de cette Nouvelle Vague… Le romanesque à la Truffaut, le marivaudage à la Rohmer…

La déconstruction à la Godard. Plusieurs regards possibles, en effet. Mais il y surtout le fait d’inventer un univers à soi, quelque chose d’absolument singulier, un ton… Je ne dis pas que cet héritage ne donne que de bonnes choses, mais que l’on est forcément en référence à ça.

Il y a aussi la confrontation de la mise en scène avec le réel, le « contemporain », avec le monde dans lequel vivent les cinéastes…

Cette recherche n’est pas spécifique à la Nouvelle Vague, je pense.

Certains cherchent à s’extraire de ce réel, à privilégier le seul imaginaire… Si l’on cherchait en tout cas à définir, en tant que critique, votre souci de cinéaste, on aurait envie de partir de là, de cette volonté de presque « mise à mal » de la pure mise en scène au profit des incidences du réel.

Mise à mal d’un certain système de cinéma qui ronronne indéniablement et ne produit finalement plus que du leurre. Au profit d’une irruption non pas de l’incident de tournage, mais de quelque chose de vivant. Une mise à mal aussi de tout ce qui peut s’imposer comme système. Vous faîtes un portrait naturaliste, et très vite il ronronne lui aussi, très vite il faut le casser, pour ne pas s’installer, tourner à vide…

C’est aussi en ce sens que la référence à Pialat que j’avais faite au départ me semblait légitime. Au sens qu’elle partait surtout d’une intention de rallier votre cinéma à cette fameuse question de la « vie ». Pialat est aujourd’hui une référence dans la cinéphilie je crois internationale en matière de « naturalisme idéal ».

(Rires). Oui mais, comment dire… Moi j’aime beaucoup Pialat, encore une fois, et en même temps, ce n’est pas mon grand bonheur de cinéma. Il fait apparaître quelque chose de très important, ce « naturalisme », mais il y a plein d’autres manières de viser ce naturalisme. Je suis beaucoup plus intéressée et surtout touchée par des cinéastes qui mettent cela en forme de manière plus structurée, tenue, comme Antonioni, Kazan, Resnais. Qui combinent cela à l’intérieur d’une forme où chaque élément a une place absolument nécessaire. Alors que chez Pialat, dans mon regard de spectatrice, il y a quelque chose de plus lâche, plus bancal, au niveau de la structure narrative, ne me donnant pas le même plaisir de cinéma. Pialat a fait voir quelque chose au spectateur de ce naturalisme en semblant partir de l’idée que puisqu’il n’y a plus de grande histoire à raconter, il n’y a que ça à voir, d’une certaine manière. Idéalement, et même si je n’aurais absolument pas la prétention d’être capable de faire ce qu’a fait Pialat, cela ne me suffit pas. Je pense que l’on peut aujourd’hui utiliser ce qu’il a fait émerger à l’intérieur d’autres types d’histoires.

Quelque part, il s’agirait de ne pas perdre de vue la direction de spectateur d’un Hitchcock…

Par exemple ! Ça peut paraître complètement paradoxal pour les gens qui iront voir mon film (rires), qui pour moi a une construction extrêmement précise que l’on ne voit pas forcément, mais c’est une question à préserver. Pas forcément dans le but de faire comme Hitchcock, mais pour voir ce que l’on peut encore en faire. C’est l’endroit où je ne me reconnaîtrais pas forcément chez Pialat.

Poursuite est donc un film très réaliste, très ancré au sol, pouvant par instants faire penser au documentaire. Partir pour un prochain film sur des bases beaucoup plus imaginaires, détachées du réel serait envisageable ?

Totalement envisageable.

Déjà en projet ?

Totalement en projet. Pas encore financé. (Rires)

Propos recueillis par Sidy Sakho, mars 2011
Remerciements à Audrey Grimaud et Chloé Lorenzi


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