Querelles

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Quand au pays des châhs Abbas Kiarostami accouche d´un chien.

Nuit noire dans un espace indéfini. Hors-champ des vérités fusent violemment. Un homme et une femme se disputent, puis quittent ensemble la maison de leurs amis. Les phares d’un véhicule illuminent le cadre. Un enfant est alors brièvement révélé prostré dans un lit. Cut. Un 4×4 serpente les montagnes iraniennes, tandis que des dialogues s’inscrivent en sous-titrage. Dans l’habitacle un couple se dispute à nouveau, en langage des signes cette fois-ci. Sur la banquette arrière, le même enfant, un baladeur enfoui dans les oreilles, reste attentif à la conversation. Les autorités bloquent l’accès à un tunnel, d’où émergera aussitôt une carcasse de voiture péniblement soulevée par une grue.
Démarrage en trombe pour Morteza Farshbaf, l’exposition est insolemment illisible, provoque délibérément la perte sensorielle de tous repères. Premier long métrage du cinéaste, Querelles est une mouture revue et augmentée d’un de ses précédents courts métrages, Le Vent souffle où il veut, co-réalisé en 2008 avec Anahita Ghazvinizadeh (1) lors d’un atelier de travail chapeauté par Abbas Kiarostami, dix ans plus tôt réalisateur du redondant Le Vent nous emportera (1999). Élève, assistant, puis réalisateur de documentaires sur Abbas Kiarostami, c’est d’ailleurs sous les conseils de ce dernier qu’il transitera au long métrage, dans une logique de transmission où le rouge sang de la consanguinité éclabousserait dès lors tous les pourfendeurs qui n’y verraient là que copie conforme. Et pourtant, pour tout cinéphile, Querelles traînera immanquablement derrière lui la couleur du cambouis, indélébile. 
 
 

Le trajet reprend, direction Téhéran, car si le paysage ne défilera que durant une heure vingt-cinq, celui de l’itinéraire diégétique sera en revanche davantage harassant. Sharareh et son mari Kamran, tante et oncle, ne savent quelle conduite adopter face au petit Arshia, dont les parents viennent tous deux de périr dans un accident. Cet évènement dramatique va peu à peu réveiller les malaises latents du couple, envenimer leurs gestes d’une sourde amertume : doivent-ils désormais s’occuper de l’enfant, alors même qu’ils y avaient renoncé des années auparavant du fait de leur handicap, ou plutôt laisser l’orphelin à la charge d’un autre membre de la famille ? La tenue de route s’en ressent, devient aléatoire, Kamran bafouille ses changements de vitesses, klaxonne volontiers, passe ses humeurs sur ceux qui gênent sa conduite, alors que le hasard des nids-de-poule et des ennuis moteur forceront à plusieurs reprises l’arrêt du véhicule.

L’équipée se transforme en un road movie au goût prononcé de cerise, des cadrages serrés d’une caméra fixée sur le capot avant de la voiture se doublent de plans de grands ensembles révélant au sein de multiples lignes de fuites la magnificence des reliefs iraniens. Et tandis que le taciturne Arshia reste silencieusement acculé dans son siège, les échelles de plans proposées offrent la constance de remarquables triptyques suggérant l’idée de recomposition familiale. Toutefois, Morteza Farshbaf épuise rapidement le réservoir vocabulaire d’images-signes à sa disposition, et la réflexivité proprement cinématographique qu’induisait le langage des signes compromet bientôt son intrigue. Cette persévérance envers l’épure engouffre et morfond ces interprètes, certes non-professionnels, dans une vaine pantomime, là où justement Abbas Kiarostami parvenait à s’effacer derrière ses personnages, invoquait la légèreté pour mieux les convier à l’introspection.

 

Puis une fulgurance, digne cette fois-ci du cinéma de papa, Arshia déverse du coca-cola dans le réservoir à huile du moteur pour le faire serrer, et dérègle par-là même la mécanique lancinante du scénario en recentrant le film sur lui. Arshia embarque seul dans le véhicule d’un dépanneur, et s’ensuit un champ/contrechamp d’une subtile candeur où l’enfant lâche au travers d’une discussion sur la femme soi-disant peu aimante du dépanneur une allégorie dont la brutalité est sans équivoque. À l’instar du jeune héros retrouvé de Ten (2002), Arshia a reconquis avec spontanéité l’usage de la parole. Celui-ci a parfaitement lu sur les lèvres ce que le couple tramait sous ses yeux : il peut désormais pleurer au pied des arbres quand son oncle et sa tante croient qu’il a besoin de faire pipi, comme pacifié de connaître maintenant la vérité.

Morteza Farshbaf parvient sur le tard à filmer l’enfance, car auparavant sa caméra s’est embourbée dans un sillon déjà tracé, qui chemin faisant la fait s’éloigner de la carte pourtant évidente de la tendresse. Querelles est audacieusement introduit et conclu, mais s’appuyant exclusivement sur son dispositif sonore, a institué par le biais du pare-brise de ce sécurisant 4×4 un écran supplémentaire, définitivement opaque, entre eux et nous. À l’inverse, et au-delà de souligner la robustesse de ce modèle mythique, la promiscuité d’une Renault 5 dans Et la vie continue (1991) sublimait l’intimité de cette espace scénographique, déconstruisait la banalité du lieu, et faisait ainsi voler en éclats la barrière cinéma en y renfermant des apothéoses de sincérité. Pourtant rares sont les sourds aussi bien appareillés, aussi bien guidés, et loin des cadres, Querelles pèche probablement dans les certitudes de son réalisateur, qui au gré des entretiens donnés, témoigne d’un désir trop appuyé d’appropriation et d’orientation de son spectateur. 
 
 

 

Au regard de ses contemporains qui ont assumé la transition du cinéma iranien vers la modernité, à l’adresse notamment d’Abbas Kiarostami et de Jafar Panahi, remerciés au générique, ainsi que d’Asghar Farhadi pour les similitudes thématiques de Querelles avec Une séparation (2011), Morteza Farshbaf se retrouve malgré lui dans la peau de cet homme, Hossein Sabzian, qui dans Close-up (1990) usurpait l’identité du réalisateur Mohsen Makhmalbaf au seul motif d’aimer le cinéma. Besoin pressant pour Morteza Farshbaf de changer l’eau des olives, ou moins vulgairement de déloger précautionneusement Abbas Kiarostami du coffre, d’expérimenter la conduite sans moniteur, de pourquoi pas replier la capote, puis de rudoyer dans les montées ce 4×4 qui a pour sûr toutes les caractéristiques du franchisseur ; en somme, de regagner les voies plus sûres de l’humilité.

(1) Co-scénariste de Querelles, Anahita Ghazvinizadeh a par ailleurs réalisé en 2011 un court métrage, également sur le thème de l’enfance, intitulé When the Kid was a Kid.

Titre original : Mourning

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Durée : 95 mn


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