En plein dans le mille
Cette fragmentation impossible, cette prise de contact quasi-nulle entre des parties étirées de part et d’autre de la société, gagne de la matière dans cette adaptation libre qui reprend les réflexions philosophiques de Tchekhov : le capital propriétaire d’un labeur dont il n’est pas le fruit, la terre comme un dû, une division de naissance presque naturelle, contre laquelle on ne peut rien, comme une pensée admise, flottante, un principe fondamental qui devient le déterminisme des stratifications sociales.
Une faute de naissance pré-déterminée pèse à la fois sur les aristocrates – Pauline, au tout début du film, extirpe un discours puissant sur leur condition; « Nous sommes déjà morts » dit-elle à son frère, comme parfaitement consciente de la responsabilité de leur naissance, et de ce pouvoir exercé malgré eux sur les couches inférieures – et les prolétaires, déterminés à souffrir et à « rester pauvre », comme le souligne Pascal à Emmanuel lors de leur confrontation, « tu es pauvre, et même riche tu resteras pauvre, c’est comme ça ».
Humble hasard cinématographique, Vincent Macaigne fait permuter sa pièce en un film imprévu. Il parle d’ailleurs de « geste », comme quelque chose de spontané, une mutation advenue sans qu’on s’en aperçoive. Dans une époque où la pensée nécessite d’être matérialisée, (pour rendre justice des conditions des classes), le film jaillit par lui-même, comme l’imprévu qu’il était pour Macaigne, et devient un acte créatif obligatoire, une oeuvre indispensable. En tentant d’ouvrir par le frottement des bulles unitaires increvables, Vincent Macaigne fait surgir la parole qui devient, en montrant le déterminisme et l’impossible réconciliation, un antidote à elle toute seule.
La mise en scène est dépouillée et se veut discrète, et si le film parait aussi transgressif, c’est qu’il vise juste. L’image et le son amateur en même temps que le cadre resserré, (qui rappelle, avec la fixité théâtrale du lieu unique, le projet de départ dont Macaigne n’a pu se défaire complètement), cernent l’oeuvre et l’objectivisent : par tatonnements, il s’agit de s’approcher (ou de s’éloigner) suffisamment du sujet que l’on vise, de le voir de plus loin ou de plus près.
Crier contre, mais crier avec
C’est en cela que Macaigne opère un coup de génie, un face à face de l’individuel et du collectif : à la fois des classes sociales isolées (et cette isolation objective permet l’acceptation de cette distance naturelle entre les classes contre laquelle on ne peut rien, chacun étant dans sa vérité), et des classes sociales entre elles, mises ensemble dans le même plan (qu’elles communiquent ou qu’elles ne communiquent pas). La dimension collective agit dans leur besoin à tous d’échanger, il n’y a pas de monologue sans volonté d’agir sur l’autre.
Pour le réconfort
Le cinéma permet de rendre justice en montrant les injustices d’une époque (on avait éprouvé cette même jouissance l’année dernière avec Aquarius de Kleber Mendonça Filho, ou Toni Erdmann de Maren Ade), et c’est déjà une forme de triomphe sur ces injustices que de les montrer.
Alors surtout, le réconfort, c’est de voir tout cela à l’écran.