Un panneau d’introduction prévient : la version qui sort ces jours-ci est une version censurée, tronquée d’une bonne demi-heure. Lars von Trier n’a pas eu la main sur le montage final mais l’a accepté tel quel. Première surprise d’un film qu’on attendait très érotique, il est finalement assez light en matière de représentation du sexe à l’écran, à tel point que la Commission de classification n’a préconisé qu’une interdiction aux moins de douze ans. Partant, difficile de savoir dans quelle mesure la version originale (de cinq heures, qui sortira courant 2014 et dont la première partie de 2h30 sera présentée à la prochaine Berlinale) est beaucoup plus explicite ou non, ou si le cinéaste a malicieusement souhaité quelque chose d’un peu déceptif. L’enjeu est, de toute façon, ailleurs.
On rencontre Joe (Charlotte Gainsbourg) aujourd’hui, allongée à terre dans une arrière-cour, inconsciente après ce qui semble avoir été un tabassage en règle. Seligman (Stellan Skarsgård), vieux célibataire, la recueille et soigne ses blessures. Elle va lui raconter sa vie, découpée en huit chapitres comme autant d’étapes dans une existence de nymphomane, telle qu’elle s’est auto-diagnostiquée. Joe le met en garde, “ce sera un récit long, et très certainement moral”. Cette question de la moralité traverse toute ce premier volume, paraît vouloir tester les limites de ce qu’on juge moralement acceptable en termes de choix personnels. Mise en garde du personnage autant que de Trier qui, d’entrée de jeu, déplace déjà l’idée préconcue qu’on pouvait avoir de son film : de ce récit, il y a aura sans doute une leçon à tirer. Le cinéaste semble dire que sur son personnage principal, il porte un jugement et s’annonce, en quelque sorte, moraliste. La narration met un peu de temps à s’installer, et Nymphomanic – Volume 1 demande de passer outre le dispositif qui consiste à faire des va-et-vient entre la parole (des champs-contrechamps dans la chambre de Seligman, quand Joe raconte) et l’image (la mise en scène des cinq premiers chapitres de son récit, beaucoup plus audacieux visuellement et techniquement, où Joe est interprétée uniquement par Stacy Martin, et pas encore Gainsbourg). Le procédé, binaire dans un premier temps, parvient finalement à créer une dynamique d’autant plus intéressante qu’on assiste à une sorte de double discours entre les mots de Joe (elle répète être “une mauvaise personne” et avoir “sciemment fait du mal à des gens”) et ce qu’on en voit à l’écran, plutôt ludique et tendre.
Joe, autant que von Trier, raconte une histoire, et ce premier volume n’en donnera pas les clefs – à ce stade-là du récit, on ne sait pas encore trop quoi croire, ni distinguer le vrai du fantasmé. Joe l’énonce clairement, alors que Seligman laisse poindre un soupçon d’incrédulité : “Comment pensez-vous tirer le plus profit de cette histoire ; en y croyant, ou en n’y croyant pas?” C’est de cette manière qu’il faut regarder ce volume 1, véritable partie d’installation qui pose les fondements de ce qui est à venir sans en dessiner clairement les motifs. Le film reste ainsi assez volatil, s’offre aux multiples interprétations, d’autant que Lars von Trier s’amuse à tout essayer : les split-screens, le noir et blanc, les superpositions d’images, de dessins sur images… Le volume est ludique, s’autorise des sorties de route, n’a pas peur des monologues particulièrement longs. Il reste ici un peu de la sophistication d’Antichrist (2009) et Melancholia (2011). Le cinéaste est clairement moins obsédé par la beauté de l’image, sans revenir toutefois aux préceptes du Dogme de ses débuts : il connaît trop bien la magie des artifices, et certains plans présentent un sens du cadre et de la composition proprement ahurissants (l’arrivée de Joe à l’hôpital).
Lars von Trier n’est pas toujours subtil, ne s’embarasse pas de trier : il n’hésite pas à comparer l’éveil sexuel à la pêche à la mouche (l’analogie dure longtemps, fait craindre un temps la mauvaise métaphore filée), ni à revenir de manière sursignifiante sur la polémique cannoise de 2011, en faisant dire à Seligman “dans la famille, on était tous antisioniste, ce qui n’est pas la même chose qu’antisémite”. On pourrait crier à la misogynie quand Joe affirme ne jamais avoir entendu parler d’Edgar Allan Poe, ni connaître le sens du mot “polyphonie”. Ce ne sont pourtant, et c’est flagrant, que pures provocations de la part d’un metteur en scène qui s’amuse de créer le remous, quitte à avoir la main lourde. D’autant que, dans la plupart des cas, c’est un modèle de finesse. Deux séquences au moins impressionnent tout à fait : un concours entre Joe et une amie dans un train, qui consiste à coucher avec le plus d’hommes possible pour gagner un sachet de bonbons ; et la visite impromptue d’une femme trompée (Uma Thurman) et de ses enfants chez Joe, où le mari démissionnaire vient de poser ses valises. Dans les deux cas, le trouble le dispute à un humour à froid, que von Trier équilibre à la perfection en alliant gêne, grotesque et humour désespéré, tout en sachant exactement s’arrêter au point d’extrême limite.
Si on pressent un retour de la figure bouc-émissaire dans le cinéma de von Trier (à l’instar de Grace dans Dogville, 2003 ou Selma dans Dancer In The Dark, 2000), Nymphomaniac – Volume 1 échappe heureusement à tout discours victimaire. La dichotomie entre amour et sexe est un sujet précieux, discursif à l’envi, qui permet au réalisateur de broder autour sans s’avancer de manière définitive. Joe aime répéter qu’elle ne croit pas en l’amour (“c’est juste du sexe avec de la jalousie en plus”), c’est pourtant bien vers Jérôme (Shia LaBoeuf) qu’elle ne cesse de retourner, lui qui l’a dépucelée et le seul avec qui elle pourrait recoucher. Peut-être parce que, comme son amie B. l’affirme, “l’amour est l’ingrédient secret du sexe”? Von Trier se garde bien de donner toute réponse, préfère installer son histoire jusqu’à un dernier chapitre d’une beauté renversante, qui désamorce in extremis la thèse qu’on commençait à échafauder. Surtout, il réussit l’exploit de générer une nouvelle attente, peut-être encore plus grande, quant à son volume deux, qui sortira dans trois semaines et s’appréhende désormais avec autant de fébrilité que le nouvel épisode d’une série à succès.