Nuages épars (Midaregumo – Mikio Naruse, 1967)

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« Nuages épars » vient parachever la série des mélodrames narusiens entamée en 1959 ; cette fois en tohoscope couleurs. Chantre de la femme aliénée de la modernité, il livre ici son chant du cygne le plus élégiaque dans un réalisme sombre inégalé. Quand le septième art nous transporte au septième ciel, cela suffit à notre ravissement.

Mikio Naruse, paysagiste des embruns sentimentaux

Mikio Naruse est un météorologiste des sentiments et un sourcier des émotions dans le même temps. Il est symptomatique de souligner à quel point les états d’âme de ses protagonistes au féminin comme au masculin sont suspendus aux humeurs changeantes d’un temps climatique par opposition à un temps calendaire cristallisé. Nuages épars qui constitue le dernier opus de ce paysagiste des embruns sentimentaux ne fait pas exception à la règle. Le film en son entier effeuille l’éphéméride cyclothymique des sentiments ; d’où l’abondance des précipitations qui affleurent à l’image. Il condense les affects des films de la dernière décade et scelle l’incommunicabilité profonde de deux êtres habités par la douleur : la repentance et l’expiation pour l’un, la perte irréparable d’un être cher pour l’autre.

L’ondée éparse en dit plus long que tous les atermoiements émotionnels de ces amants crucifiés par le destin

Les titres des films de Naruse préludent déjà à la couleur des variations climatiques qui gouvernent les relations femme-homme en une gamme infinie de nuances perceptibles seulement par les écarts climatiques. Ainsi de l’ondée éparse qui vient s’épancher subitement sur la surface sillonnée de rides du lac Towada après la séance de canotage écourtée entre Yumiko et Mishima pris de fièvre. Un nuage chasse l’autre entre deux éclaircies. Et les aléas météorologiques miment les aléas de la vie. Le grain passager en dit plus long que tous les atermoiements émotionnels de ces amants crucifiés par le destin.

Qu’ils soient flottants, d’été ou épars, les nuages narusiens sont un baromètre du temps climatique et de ses caprices au diapason des émotions des personnages. Un précipité des humeurs intempestives. Les sautes de temps calquent les sautes d’humeur. Ici, les nuages épars sont ceux d’un amour inconcevable autant qu’inconciliable qui s’amoncellent tiraillés par des courants contraires pour mieux imploser sans faire de vagues comme le paisible ressac d’une mer étale.

La trame du récit filmique ressortit à un romantisme exacerbé. Mishima (Yuzo Kayama) -ce patronyme n’est sans doute pas choisi au hasard car plus loin dans le récit il est encore question d’un double suicide sans évoquer le dédoublement anagrammatique Yumiko Mishima-tue lors d’un accident de voiture Hiroshi Eda, le mari de Yumiko (Tsukasa Yôko) ; réduisant à néant leur projet d’installation à Washington consécutif à une promotion de ce dernier au titre de haut fonctionnaire de la Meiji corporation. Allusion à l’ère de restauration Meiji qui s’achève en 1912 et contribua à faire entrer le Japon dans la modernité.
 

Yumiko, femme déclassée en proie au vague à l’âme

Entre ressentiment et attraction, le vague à l’âme de Yumiko ne fait que s’exaspérer sans qu’elle puisse trouver une alternative à sa situation de femme déclassée. Comme dans les mélos sirkiens de la dernière décade, les circonstances ne sont jamais accidentelles ou purement fortuites. Les incidences ne sont que coïncidences. Elles s’inscrivent dans une fatalité qui doit tout au hasard malheureux et où l’intrigue devient un concentré d’émotions pures.

La première moitié du film met en pendant la componction grave de Mishima et l’affliction chargée d’hostilité de Yumiko. Le cycle immuable des saisons semble ouvrir une brèche dans le ressentiment entêtant de Yumiko et, imperceptiblement, Naruse tisse les fils ténus d’une possible réconciliation à travers leur brouille dissipatrice. Les sentiments à la fois diffus et confus s’estompent dans le non-dit. Le rapprochement scellé par les visites impromptues et récurrentes de Mishima pour remettre une pension compensatoire à la veuve se dilue dans l’ondée annonciatrice d’un orage imminent. Les éléments atmosphériques fusionnent par leur intempérance tandis que Yumiko et Mishima refrènent leurs élans l’un pour l’autre. Le chagrin, la mélancolie, la pudeur, la déférence compassionnelle sont autant d’inhibiteurs. Et même lorsque tous deux sont entravés plutôt qu’engagés dans une timide cour qui n’a rien d’une conquête, leur enlacement laisse l’impression d’une étreinte compassée et volontiers affectée qui semble recomposer avec l’interdit d’après-guerre de montrer un épanchement amoureux expansif à l’écran.
 

Le redoublement de l’accident automobile ancre le récit dans un déterminisme absolu

Dans les films de Naruse, les perturbations atmosphériques sont caractérisées par des phénomènes électro-magnétiques qui coïncident avec les orages passionnels hormis dans Nuages épars où la dépression est étrangement dissolvante.

Ce qui n’était qu’une survivance latente d’un souvenir refoulé dans les replis et le tréfonds de la mémoire vive rejaillit au détour d’un second accident de route à la fin du film. Cet épisode mémoriel ravive la plaie du souvenir à peine cicatrisée. Sa béance empêche désormais toute tentative de raccommodement où l’espoir impensable de la félicité bourgeonnante d’un amour recomposé s’étiole dans l’instant. Le hasard fait et défait à volonté ce que le temps avait forgé. Le flux des événements les assemble ; le reflux les sépare dans un va et vient esquissant un pas de deux.

L’accident automobile narré off est une conséquence de cette vie accélérée due à la modernité socio-économique en marche d’un Japon expansionniste et à ses mutations. Son redoublement visualisé ancre le premier événement dans un déterminisme absolu.

La pudeur extrême des sentiments outragés

Tour à tour cycloniques et anticycloniques au gré des remous sentimentaux, les bouleversements et les dépressions atmosphériques expriment ce que les personnages sont foncièrement dans l’incapacité de manifester sinon dans leur for intérieur. Cette partition à deux voix discordantes rappelle en substance le romantisme sirkien dépouillé de son artefact : le kitsch hollywoodien et cantonné à la confusion des sentiments. Le préambule du film raccorde sans ambiguïté mais dans un registre plus austère et nettement moins glamour avec celui de Le Secret Magnifique (1954) où par son impéritie un playboy inconséquent entraîne la mort accidentelle d’une sommité. Mais là où Douglas Sirk surjouait la partition mélodramatique, Mikio Naruse s’appesantit sur une indicible langueur, une tristesse vague et mélancolique où seule l’intention s’exhibe, chancelante comme Yumiko. Toutes ses héroïnes sont frappées de ce syndrome de la nostalgie d’un désir inarticulé que trahit un regard éperdument fuyant.

L’instabilité ou l’intempérance climatique est tout entière à l’image du chaud et du froid qui souffle en permanence sur l’impétuosité des sentiments comme le vent attisant les braises.

Au déchaînement des éléments atmosphériques correspond une pudeur extrême des sentiments outragés. Les caprices de la vie se révèlent dévastateurs et l’intégrité morale aussi bien que l’éthique sociale retiennent les protagonistes de briser les digues de l’interdit. L’intention de réconciliation est à chaque opportunité différée et comme empêchée.
 


Deux naufragés de l’existence à la croisée des chemins

Mishima et Yumiko sont des naufragés de l’existence. Leurs destinées ne font que se croiser comme des voyageurs contraints par un accident ou les intempéries. Ils font seulement escale à la croisée des chemins. Et le format scope longitudinal accentue la sensation que leurs vies parallèles achoppent sur le même point d’intersection. Car, taxi, train, canot. Quelque soit leur moyen de transport, tout semble les ramener au point mort de leur improbable relation qui n’est qu’une réalité expropriante. Le décès subit et prématuré d’Hiroshi a annihilé une part d’eux-mêmes.

Ayant perdu son alter ego, Yumiko coupe deux fois le cordon ombilical ; une première fois avec la belle-famille et une seconde fois en avortant parce qu’elle est en incapacité financière de nourrir une quelconque progéniture. Elle est ensuite rendue à son ancien état civil, excommuniée et déchue de ses droits comme si son statut de veuve lui faisait encourir une double peine.

Mishima, quant à lui, connaît des mutations professionnelles équivalentes à des rétrogradations au sein de la firme qui l’emploie et le cantonne à un rôle peu flatteur de proxénète, pourvoyeur de call-girls auprès de ses clients. Ses supérieurs se défaussent hypocritement et à bon compte de la trivialité de la situation en lui laissant ainsi endosser seul la responsabilité morale du fatal accident comme pour marquer le coup. Naruse épingle au passage le cynisme des milieux affairistes d’une société machiste et patriarcale qui est tout sauf émancipatrice.
 

La sublimation des passions dans un réalisme sombre et une esthétique de la mélancolie

Nuages épars est un peu la résolution logique et attendue du dénouement abrupt de Une Femme dans la tourmente (1964). L’homme et la femme sont confrontés à une parité de situations dans la spirale de leurs souffrances contenues et de leurs désirs refoulés. Tous deux sont en butte au déclassement social et à l’isolement. Mishima, le repenti, veut expier sa faute morale et sa rédemption passe par cette relégation. Yumiko, aliénée et marginalisée, est dans une posture victimaire qui exclut un nouveau départ dans la vie. Comme Rieko, la jeune veuve dans Une Femme dans la tourmente, Yumiko ne trouve pas d’échappatoire à sa condition de veuve. La photo de leur défunt mari ne les quitte pas. Elles se résignent toutes deux à ne jamais faire leur deuil ni à pouvoir s’émanciper de leur situation statutaire qui ne leur laisse que peu d’autonomie.

Ce qui unit Yumiko et Mishima en revanche, c’est leur inaptitude à articuler leur désarroi profond et à transcender leur fatum respectif. Le tango lancinant du commentaire musical à l’accordéon se mue en valse -hésitation langoureuse où l’intrigue amoureuse piétine comme d’emblée vouée à l’échec. L’accident de voiture interagit comme un hiatus traumatique dans le continuum temporel de l’héroïne Yumiko. Le temps de l’horloge s’est suspendu à ce moment fatidique. A l’instant où sa passion pour Mishima atteint son point d’incandescence,Yumiko la sublime. Une désespérante réalité la rappelle à son devoir de purification et semble la vouer à l’infélicité. Impuissante, elle n’en peut conjurer le sort. Son désir restera inassouvi et elle ne sera pas payée de retour. C’est dans l’ordre moral des choses.

Et cependant, la fin ouverte du film ne lasse pas d’interroger sur une Yumiko rendue à sa solitude ,perdue dans ses pensées,sa frêle silhouette hésitante dessinant comme une épure sur la jetée ; irrésistiblement attirée par le large et comme prête à larguer les amarres vers dieu sait quel ailleurs. Naruse semble reprendre à son compte et à bon droit le mot de Victor Hugo : « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste ».

Nuages épars compte pour le plus grand succès populaire au Japon de la dernière décade de la carrière de Naruse qui disparaîtra des suites d’un cancer en 1969. Peu disert, son œuvre parle d’abondance pour lui qui la voyait comme éphémère dans le temps et dont on n’a pas fini de découvrir les fleurons inédits.

Titre original : Midaregumo

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