Tout et son contraire ont été dit sur ce film qui suscite autant l’admiration, parfois l’incompréhension, que l’envie de sur-interpréter à outrance les présupposées raisons qui en font un soi-disant chef-d’œuvre.
Mulholland Drive est d’abord une route de Los Angeles. Mulholland Drive est ensuite un film de David Lynch. Aussi connue que Sunset Boulevard ou Hollywood Boulevard, la route en question est célèbre de par son emplacement. Située tout le long du faîte de la chaîne de montagne Santa Monica qui coupe la ville en deux, elle offre par endroits une vue imprenable sur chacune de ses deux parties. Mais oublié cet aspect touristique, Mulholland drive est ainsi et aussi une route frontière. Elle est un symbole malgré elle. Faisant juridiquement office de délimitation entre le sud et le nord, entre le L.A vivant et/ou branché, et le L.A en forme de cité dortoir (la San Fernando Valley), son tracé se donne des airs de véritable fracture géographique.
Sinueuse, contrairement aux autres routes tellement rectilignes de la ville, non éclairée la nuit, contrairement aux autres bardées de lampadaires et autres néons publicitaires, elle offre un caractère parfaitement différent et original, à la fois atypique et mystérieux.
Outre le fait que c’est également là qu’habite Lynch et que le cinéaste n’aime pas se déplacer bien loin pour tourner ses films, c’est exactement dans le sillon de cette double image renvoyée par ce simple tracé de bitume que le film s’inscrit. D’un coté cette route met en lumière le thème de la dualité qui lui est récurrent, et de l’autre elle symbolise la marque lynchéenne d’un cinéma porté sur l’étrange et l’improbable, situé en plein cœur d’un système verrouillé par le bon sens et des codes trop rigides.
Scindée en deux parties, Mulholland Drive expose dans un premier temps les fantasmes de vie d’une femme, Betty (Naomi Watts), obsédée par la réussite et la gloire. Dans la seconde en revanche, la réalité reprend ses droits et nous dévoile son véritable quotidien : elle est perdue, désespérée et suicidaire. En substance donc, la condition existentielle de cette route exprime la problématique du film. Mulholland Drive, la route, est à l’image de la tragédie vécue par cette femme, mais également à l’image du thème central qui traverse le film : le dualisme. Ici, le rêve fait face à la réalité, la blonde à la brune, l’actrice à la spectatrice, l’amour à la séparation, le présent aux fantômes du passé…
Si l’histoire du film repose à première vue sur celle d’une schizophrène sérieusement atteinte, elle n’en est pas moins et surtout une dénonciation de cette ville qui est victime et entretient ce même mal. Donner le nom de cette route à un film qui jette son dévolu sur ce personnage en est un aveu. Sa convocation n’est qu’un prétexte pour défendre l’idée que Lynch se fait de sa ville. La volonté affichée du cinéaste dans ce film concerne moins le parcours et les tribulations de cette femme que de vouloir rendre palpable, sous des traits humains qui sont les siens et ceux de son entourage, la conception métaphysique qu’il se fait des lieux qui encadrent l’action. Betty est une allégorie. Elle incarne l’image que Lynch se fait de l’univers socio-culturel inhérent à Los Angeles en général et à Hollywood en particulier. Betty est Hollywood, or Hollywood est malade, donc Betty est malade. Evident n’est ce pas ?!
Sans rien n’enlever à la beauté scénaristique de Mulholland Drive, cette vision de la ville reste cependant relativement caricaturale. Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), qui est de l’aveu même de Lynch un film qui l’a profondément marqué et influencé, exploitait déjà cette idée qui s’est depuis largement répandue – notez par ailleurs l’accointance amusante qu’il y a entre ces deux films à se donner pour titre le nom d’un boulevard. Inland Empire (David Lynch, 2007), son dernier film, intervient ainsi pour injecter une complexité nécessaire aux bases jetées par Mulholland Drive. Dépassé l’effort de séduction plastique et formel du premier, dans Inland Empire l’ambition artistique de Lynch porte ainsi à prolonger sous des traits nouveaux, moins policés, l’expérience thématique précédente. Abouti ou sur-abouti, entendons par là peut-être trop présomptueux, le passage de l’un à l’autre accuse toutefois un fossé intellectuel difficile à franchir.