Mouchette (Robert Bresson, 1967)

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Projeté aujourd’hui en version restaurée, « Mouchette » livre l’épure d’un roman spiritualiste à notre société toujours plus << laïcisée >>. Une oeuvre inaltérable autant qu’inclassable.

Quand Au hasard Balthazar (1966) se déroule comme un calvaire, un chemin de croix, Mouchette (1967) est une crucifixion. Ce sont deux fables existentielles qui se font sourdement écho. Mais là où la parabole sacrificielle prenait corps dans la chair d’un âne bâté et nous donnait l’occasion d’assister à un cauchemar abêtissant, réceptacle ad nauseam de toutes les ignominies humaines, Mouchette monte d’un cran dans l’abjection. Le braiement guttural de l’âne Balthazar laisse la place au mutisme assourdissant de l’infortunée victime expiatoire d’un terroir inculte.
 
 

 

Le diable est dans les détails

Sur les brisées de Au hasard Balthazar, Mouchette, drame sylvestre, renoue avec le microcosme d’un monde rural âpre, calomnieux, envieux et médisant : point d’ancrage dans la vie quotidienne d’un coin de terroir artoisien dans le roman que Bresson transpose dans le Vaucluse. Tête brûlée, l’adolescente, sans filiation ni descendance avouables, est en butte à la cruauté des adultes et se terre dans une profonde incommunicabilité qui fait d’elle une bête farouche, traquée comme le gibier que débusque la battue des chasseurs ou que lèvent les collets du braconnier Arsène, le marginal, alter ego d’Arnold, ivrogne et vagabond de son état dans l’opus précédent.

Braconnage, contrebande, alcoolisme – on lève volontiers le coude à tout bout de champ dans le film – jalonnent un univers enlisé dans l’ennui que d’aucuns noient dans le genièvre et qui est générateur des bassesses les plus avilissantes où le diable se niche plus que jamais dans les moindres détails. À l’ivresse de l’eau-de-vie répond celle de la fête foraine où les liens se font et se défont.

Robert Bresson, l’agnostique, partage toutefois avec Bernanos, l’écrivain chrétien par essence, cette aspiration profonde à la spiritualité toute transcendantale. Consubstantielle au roman La Nouvelle histoire de Mouchette (1937), l’adaptation libre du « metteur en ordre » plutôt que « metteur en scène » comme il lui plaît de se comparer ajoute à son ambiguïté originelle par la texture viscéralement sombre du film, les ellipses récurrentes, l’actualisation de l’intrigue et l’ inévitable ajournement de son épilogue : le viol de Mouchette, la souillure résultante et sa purification par autolyse et immersion dans l’eau de l’étang. On peut sans conteste y voir là son film le plus radical dans la forme ; aidé en cela par l’opacité et la noirceur du récit original.

Le sobriquet même de « Mouchette » issu de la région d’Artois d’où est natif le romancier est péjoratif et chargé d’une connotation volontiers dégradante. Mouchette est une pauvresse, méprisée et abandonnée à son triste sort d’insoumise, qui porte en elle ce refus obstiné appelé stoïcisme au même titre que l’âne Balthazar avec lequel elle partage plus d’une analogie.

 

 

Mouchette : une gribouille moquée, humiliée, molestée puis souillée

Bresson opère l’enjambement entre l’âne Balthazar inhumainement maltraité et cette gribouille, moquée et humiliée à l’école, molestée par un père alcoolique et reléguée au rang d’une bonne à tout faire. Mouchette, par mimétisme, singe la gestuelle d’une bête sauvage. L’âne Balthazar est une bête soumise. La comparaison pourrait s’arrêter là. En un raccourci saisissant sur fond de nature bruissante qui mêle traque du gibier et affût par des raccords de regards fulgurants entre garde-chasse et braconnier, le gibier change de camp et Bresson pose un « lapin » au spectateur. Arsène, le braconnier devient à son tour gibier humain.

En extrapolant un brin, on pourrait y voir la transposition à l’écran d’une Cendrillon à ce point rivée à sa condition qu’elle ne pourrait en aucune façon troquer ses « galoches » alourdies par la boue et sonores de surcroît contre les pantoufles de verre cristallines et émancipatrices et qui en guise de prince charmant croisera le chemin d’une autre bête aux abois. Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à une compromission : dégrisé, Arsène viole Mouchette dans une étreinte fugace autant que sordide. Bresson choisit l’économie de la concision et le non-dit du hors champ pour interpeller les consciences. La violence est sourde et le spectateur remplit les interstices du récit.

 

 

Pour la mère : le glas , pour le gibier : l’hallali, pour Mouchette, la purification

Bresson sonne le glas de la mère mourante dans le même temps où il sonne l’hallali du lièvre agonisant impitoyablement abattu par la meute pétaradante des chasseurs. Drapée dans une robe de mousseline blanche qui lui tient lieu de linceul et renvoie à la tenue virginale de Marie avant sa défloration dans Au hasard Balthazar, Mouchette, enfant martyre, dévale la pente menant à l’étang pour se purger de la salissure du viol et trouver la purification dans ce protocole mortuaire. Se joue comme une parodie de noces avec la mort où Mouchette apparaît emmaillotée comme le nourrisson dont elle a changé les langes, l’instant d’avant. Tandis que le Magnificat de Monteverdi proclame sa rédemption et son état de grâce de crucifiée d’entre les vivants mais rachetée par la mort dans son suicide. Sa vie est sacrifiée à la pureté de son être.

Dans Bresson par Bresson : Entretiens 1943-1983, propos rassemblés par Mylène Bresson, le cinéaste janséniste justifie ce dénouement : « le suicide de Mouchette n’est pas vu par Bernanos, pas plus que par moi, comme une fin en soi mais comme le commencement d’une chose. Sitôt après la mort de sa mère, en proie à trois Erinyes : l’épicière, la femme du garde-chasse et la veilleuse des morts, Mouchette se jette à l’eau. Je ne montre pas Mouchette entrant dans l’eau. On l’entend et l’on voit les cercles concentriques s’agrandir à la surface ».

Chez Bernanos, l’enfant est symbole de sainteté et d’espérance comme l’imprime la dérisoire litanie écolière « Espérez sans espérance.. » qu’ânonne faussement Mouchette en riposte à la tyrannie de sa maîtresse.

Dans Mouchette, Robert Bresson se révèle être une espèce d’orpailleur de l’âme humaine qu’il passerait au crible pour en distinguer le bon grain de l’ivraie.Il dénonce l’illusionnisme du « cinéma » et accrédite la primauté du « cinématographe » qui enregistre sa vision du monde avec une apparente indifférence scrupuleuse. Mais surtout il se pose en escamoteur, en « pickpocket » des images qu’il ne cesse de dérober subrepticement à notre vue comme s’il prétendait échapper aux mots pour convoquer l’indicible.

Titre original : Mouchette

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Durée : 81 mn


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