« Tu crois aussi connaitre la vie. Tu es au bord des choses et tu la regardes passer, mais tu ne la vis pas. Pas vraiment. Tu es juste un touriste. Un fantôme. Puis tu la vois. Tu la vois vraiment. Ça rentre dans ta peau et vit en toi, et tu ne peux pas t’échapper. »
Le réalisateur Bong Joon-Ho est loin d’être un inconnu dans le cinéma de ces quinze dernières années, il est même, avec Park Chan Wook, une des figures majeurs du cinéma coréen à l’internationale. Et c’est rapidement que sa pâte tragi-comique a conquis et fidélisé un public autour de ses films. Bong Joon-Ho s’intéresse à tout, surprend, questionne et parfois frustre ou agace certain.e.s « anciens » pour qui Netflix est la mort du cinéma, du vrai, et qui refusent de voir ce que la diversité peut apporter à cet art. C’est bien pour ça que le réalisateur a essuyé les sifflets à Cannes et qu’Okja a vu l’or lui échapper pour l’unique raison que le géant du streaming lui avait laissé faire son film comme bon lui semblait avec un budget sans fin, entraînant malgré lui le projet dans les tréfonds de la plateforme. Mais il est aussi celui qui sait créer de la magie et renaître tel le phœnix pour décrocher la palme d’or deux ans après avec Parasite, film produit classiquement et considéré comme un véritable chef d’œuvre populaire. Sa filmographie, d’une diversité ahurissante par les genres auxquels il s’intéresse, propose toujours un regard intelligent et inattendu sur le sujet qu’il aborde. Son quatrième long métrage Mother suivant de près The Host, un film d’horreur à monstre, ne fait pas exception.
Un truc que j’ai appris, c’est qu’on ne doit pas regarder en arrière. Le passé est mort et enterré. On à rien a gagner à vivre dedans. Tout est dans le présent.
Être polie. S’excuser. Sourire oui, mais pas trop. Le rassurer, encore et toujours. Demander pardon, à nouveau. Se battre, en permanence. C’est à se noyer dans son désespoir de regarder cette mère se débattre pour sauver son fils. Parce que l’histoire on la connaît déjà : un village reculé, un adulte aux capacités de réflexion grandement limitées et une adolescente qui meure : le lien est vite trouvé. Pas de bol en plus car on l’a vu la suivre le soir de sa mort. Avec ça, elle la mère ne peut pas faire grand chose. Elle a beau lutter de toutes ses forces on sait d’avance que c’est vain. Et pourtant, elle s’acharne. C’est une femme d’exception que Bong Joon-Ho nous présente. À la fois la bonne voisine qui présente ses condoléances à la famille de la victime quitte à s’en attirer la colère, celle qui va consoler son fils au parloir et essayer de l’aider à se souvenir malgré les murs auxquels elle se heurte, ou encore la même qui tente de prêcher l’innocence du fils aux policiers et à l’avocat le plus populaire de la région. Le tout sans grand résultat. Et pourquoi au final ? Pour un fils avec qui elle est piégée pour le restant de ses jours, le pauvre bougre ne pouvant définitivement pas vivre seul et la mère refusant de l’envoyer en institution.
Mais j’ai ces rêves. Dans ces rêves, rien n’est réel. rien n’est solide, tout n’est que pure fantaisie. N’importe quoi. Une illusion.
Il n’a pas son pareil pour s’attirer des ennuis Do-Joon, toujours à se laisser entraîner il finit par prendre pour les autres. Véritable désastre ambulant, il n’est pas rare de le voir finir au commissariat du coin si bien qu’à force tout ce petit monde les connait bien lui et sa mère. On l’admire de la voir toujours prête à prendre soin de lui après autant d’années. D’autant que son visage ne laisse jamais transparaître pour son fils autre chose que de l’amour. Alors quand on l’accuse du meurtre d’une adolescente pourquoi les choses seraient-elles différentes ? Évidement qu’une fois de plus, celle de trop, il s’est fait avoir par les mauvaises personnes et qu’il va trinquer pour de bon si la police ne fait rien pour prouver son innocence. Bong Joon-Ho a l’art et la manière de venir jouer avec les schémas classiques du cinéma, s’attaquant cette fois-ci à l’habituel du film policier coréen le (nom du genre). Et ça marche, on est convaincu dès les premières minutes qu’il est accusé à tort, on plaint le destin du pauvre Do-Joon. Le cinéaste arrive à nous amener malgré nous dans la compassion et l’envie de justice liée à ce genre grâce à l’habilité de son scénario, poussant le.a spectateur.rice à encourager cette mère qui tente de trouver le véritable coupable. Il ne faut pas grand chose pour convaincre un public : une scène d’exposition mettant le fils en difficulté avec la police alors qu’on voit clairement le coupable faire ce dont on l’accuse, en l’occurrence ici casser un rétroviseur, induira forcément un sentiment d’injustice quand se reproduira la même chose. On ne cherche alors plus à questionner la réalité et on se jette directement à la conclusion qui intéresse Bong Joon-Ho : il est innocent, pauvre famille.
Dans ces rêves, je suis une vie qui est déjà passée. Aujourd’hui ne signifie rien. Aujourd’hui n’est qu’un fantôme, ça me hante.
Jin Tae est autant l’ami de Do-Joon qu’un bookmaker l’est de son plus gros parieur, traîner avec le demeuré de service tant que c’était marrant, oui, mais maintenant c’est fini. Aider sa mère ? Si elle a les sous alors pourquoi pas. L’avocat toujours trop occupé pour s’occuper de l’affaire mais prêt à passer cinq minutes pour négocier l’asile entre deux verres de soju ? Si elle a les sous alors pourquoi pas. Et la police ? Même si elle a les sous, un coupable c’est trop beau pour chercher plus loin. Le monde dans lequel évoluent nos personnages est un monde injuste qui ne laisse le choix entre l’acceptation ou la fuite, peu importe le moyen. Et dans ce monde : la violence règne à tous les niveaux. Bong Joon-Ho dépeint un de ces villages isolés de campagne coréenne dans lequel tout le monde se connaît et jamais rien ne se passe, un de ces endroits où le monde tourne en rond. Ils portent les stigmates du délaissement, personne n’y vient mais tout le monde en part. Et c’est dans ce gâchis qu’habitent Do-Joon et sa mère, à la fois victime et bourreau. La mère, pour qui on avait tant d’admiration, se voit muter, derrière la débâcle on perce peu à peu la culpabilité qui anime son acharnement. C’est en véritable virtuose que Bong Joon-Ho sème les indices d’une raison plus noire au dévouement de cette mère. Alors qu’on venait à peine de s’attacher à elle, de lui offrir corps et âme notre soutient, il instaure le malaise. Cette petite sensation qui vient vous tarabiscoter quand quelque chose ne tourne pas rond sans que vous ne sachiez en donner la raison. Cette mère courage n’est finalement pas si différente des policiers, de l’avocat ou encore de Jin Tae, elle aussi détruit les autres pour son propre bien. Et son fils, elle le ronge à petit feu, prise dans sa propre culpabilité d’avoir un jour trouvé la vie trop douloureuse, d’avoir souhaité l’espace d’un instant que tout s’arrête : d’avoir essayé qu’il meure. Ses mains sur lesquelles la caméra s’attarde souvent sont à la fois celles qui apportent le bien, qui calme son fils, soulage son amie ; mais aussi celles qui font souffrir, qui le tue, qui dispense sa colère sur le témoin du meurtre, qui brûle.
Je suis au bout du monde, sur le bord des choses, et je pense à laisser tomber. Je songe a tomber.
Il va finalement sortir de prison Do-Joon, réchapper à l’enfermement malgré un crime qu’il a commis, merci maman. Perdue dans les montagnes la population s’apaise à nouveau, retourne à son ennui et ses ragots. Pourtant au beau milieu des champs qui entourent le village la mère danse. Kim Hye-Ja, jouant la mère, est peut-être encore plus magistrale dans ces deux petites minutes que ce qu’elle l’est dans le reste du film. Chacun de ses mouvements semble venir de si loin en elle, racontant sans le dire cette vérité qu’elle porte comme un fardeau : qui elle aussi, la ronge. D’abord présage quand le film s’ouvre sur cette scène, puis révélation quand enfin l’histoire nous y mène, cette danse est un symbole puissant. Là où on serait tenter de voir une petite vieille perdue dans sa robe bleue qui a probablement plus toute sa tête, on assiste en réalité à toute la virtuosité de Bong Joon-Ho. En bleu comme l’uniforme de prison de son fils elle rappelle le meurtre, ses mains cachent d’abord ses yeux qui refusent de voir la culpabilité, puis sa bouche pour l’empêcher de révéler la vérité. Et tout ça pour quoi ? Sa main glissant sur son ventre la renvoyant à son statut de mère, à sa propre culpabilité qui a rendu leur rapport mère fils dysfonctionnel. C’est quand enfin le temps a fait son œuvre, que la boucle est bouclée et qu’on en revient à ce fameux champs, qu’elle peut enfin accepter ce qu’elle avait jusqu’alors refusée de voir : son impuissance. La scène finale exposant implicitement son choix d’abandonner ce fils qui matérialise toute sa souffrance. À l’aide de l’aiguille : oublier. Enfin.
J’ai fait un truc un jour. Mes fantômes me laisseront pas l’oublier.
C’est une mère sans nom que nous offre le réalisateur Bong Joon-Ho. Une figure animée de la complexité humaine bien loin du schéma classique qu’on retrouve au cinéma de la mère qui donnerait sa vie pour son enfant. Elle se bat pour son fils certes, mais ce n’est pas tant par grandeur d’âme ou abnégation que poussée par la culpabilité d’avoir un jour essayée de se défaire de son fardeau. Elle l’aime son Do-Joon autant qu’elle le déteste. Sans lui elle ne se lèverait pas chaque jour rongée par le remord d’avoir voulu se débarrasser de ce poids, ou le regret de ne pas avoir réussi. Mother flirte entre le comique et le pathétique avec habilité, questionnant le rôle de parent sans émettre le moindre jugement. La mère n’est pas là pour représenter une sorte d’avertissement aux futurs parents mais bien pour incarner la complexité de ce rôle. Elle n’est plus une femme mais uniquement une mère qui en a oublié de vivre et qui rendue à un certain point va finir par se la rendre, sa vie. Envers et contre tout. Envers et malgré Lui. « Toi, c’est moi. Nous étions seuls au monde. »