Manon

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Les maux contemporains français se devinent sous la relecture d’un classique médiéval.

Remis en selle par le succès de Quai des Orfèvres après les remous provoqués par Le Corbeau, Clouzot enchaînait un de ses films les plus singuliers, Manon. Si on devine que le contenu de Manon dû faire grincer quelques dents, on ressent néanmoins grandement la différence avec Le Corbeau sorti sous l’Occupation et dont l’écho contemporain bien qu’explicite évitait les allusions directes au contexte. Clouzot transpose ici le roman L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut dans une France au lendemain de la Libération. L’intérêt est donc de voir en arrière-plan de la relecture du récit classique le portrait peu reluisant que le réalisateur fait du pays. Les bas-instinct et les rancœurs longtemps contenues explosent dès la sordide scène de lynchage dont réchappe Manon mais dont nous serons néanmoins témoins de la violence, à distance avec d’autres femmes du village promenées nues et tondues. Lorsque le couple Degrieux/Manon s’enfuit à Paris, le visage de la capitale semble tout aussi vicié par le passage des allemands. Les profiteurs enrichis du marché noir circulent librement et flambent au grand jour tandis que le reste de la population végète. A l’image du personnage corrompu de Serge Reggiani, les magouilleurs à la petite semaine sont également plus préoccupés par leur réussite personnelle dans des affaires douteuses que par la reconstruction du pays.

Tous ses éléments se définissent à travers la tumultueuse relation entre Manon et Degrieux. Dès le départ, l’équilibre du couple semble ténu entre la candeur romantique et une vraie noirceur. Outre la rencontre déjà discutable où Degrieux sauve Manon du lynchage, la scène de coup de foudre est trop soudaine (et plus semblable à du désir qu’à de l’amour) et maladroite, Clouzot exprimant d’emblée la fragilité de cette relation par le regard inquisiteur des figures religieuses de l’église où a lieu cette première étreinte. Enfant de l’Occupation qui a connu la pauvreté et les privations (et dont il est sous-entendu qu’elle a frayée avec des soldats allemands), Manon (Cécile Aubry) veut désormais tout et tout de suite. L’argent, les fêtes, les beaux appartements et la grande vie quitte à trahir plus d’une fois l’homme qu’elle aime. Degrieux représente aussi une forme de renoncement puisque ancien résistant, il reniera ses principes et tout amour propre par sa folle passion pour Manon dont il doit assurer le train de vie pour ne pas la perdre. C’est un Paris des bas-fonds, vivace avant-guerre et le seul à prospérer sans changer ses habitudes qui est montré là entre maisons closes luxueuses, séduction des uniformes au pouvoir par intérêt les officiers américains remplaçant les allemands, trafics de vin et cigarettes toujours aussi vivace. Clouzot dresse un portrait cinglant de cette population qui semble mieux accepter ce regard sans concession au vu de l’accueil critique du film, Lion d’or à Venise et lauréat du Prix Méliès en France. Si la toile de fond est passionnante, on ne peut en dire autant de la trame principale.

Le scénario ménage tout ce qu’il faut d’ambiguïté, de romantisme sincère et de cruauté mais ne captive pas, faute du manque de charisme des interprètes. Michel Auclair exprime une vraie fragilité mais son jeu est trop unilatéral et monolithique pour susciter un vrai intérêt. Pour le coup Serge Reggiani, parfait en grand frère escroc, aurait bien mieux su pousser la nature pathétique et humiliante de Degrieux. Pour Manon il aurait également fallut une actrice captivante capable d’égale manière d’exprimer la fragilité et l’égoïsme du personnage, détestable et attrayante à la fois. Cécile Aubry avec son physique étrange et séduisant de femme enfant (que Clouzot exploite bien mieux que le pauvre Henry Hathaway qui ne sut qu’en faire sur La Rose Noire) est plutôt à l’aise en mauvaise fille attirée par la lumière mais trop maniérée et forcée dans les scènes sentimentales. Cela marche parfois vu le double jeu et les multiples trahisons de Manon mais hormis la belle scène où elle traverse tout un train pour retrouver Robert, pour le reste on est plus atterré qu’ému par cette romance. La narration en flashback (pour les trois quart du film) rate ainsi le coche puisque l’on a du mal à comprendre la compassion du capitaine du bateau pour le couple après un tel récit. Dans un registre voisin, Mylène Demongeot était autrement plus convaincante dans L’Inassouvie de Dino Risi, assez proche du Clouzot. Une vraie curiosité donc sans se classer parmi les grandes réussites du cinéaste.

Titre original : Manon

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Durée : 90 mn


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