Le genre du biopic, devenu populaire il y a une trentaine d’années, apparaît rapidement comme un genre fatigué que peu de cinéastes se risquent à renouveler. C’est un genre qui a trouvé son public – de masse – et qui opte bien souvent, dans le choix de ses sujets, pour le seul star system. C’est devenu une règle, tous les grands noms y passent, de Johnny Cash à Édith Piaf en passant par Coco Chanel et Ian Curtis. Des stars mondialement connues et reconnues, donc, qui sont exhumées de leurs tombes pour se révéler à nouveau à un public qui soit les connaît déjà très bien (les « fans »), soit souhaite en savoir plus (les curieux, tout simplement). La vie d’une star n’a rien de privé et les images cinématographiques d’un biopic bien placé dans le box office ne se contentent la plupart du temps que de répéter, avec la plus soucieuse exactitude, une série de plans calqués sur des images d’archives déjà maintes fois diffusées.
Miloš Forman, lui, n’en est pas avec Man on the Moon à son premier coup d’essai en matière de biopic. Ayant déjà entrepris plus tôt dans sa carrière de retracer la vie de personnages célèbres – dont l’un n’est pas des moindres, Wolfgang Amadeus Mozart –, le cinéaste avait alors passablement réussi ses tentatives même si Larry Flynt (1996) apparaît toujours fade et plat comparé au grand Amadeus (1984). Le scénario de Man on the Moon fut composé à quatre mains, celles de Scott Alexander et Larry Karaszewski, déjà à l’aise avec le biopic puisque auteurs de Ed Wood (1994) de Tim Burton et de Larry Flynt du même Miloš Forman. Avec Man on the Moon, Forman éloigne son sujet de tout star system pour se concentrer sur un personnage profondément atypique et auréolé d’un certain mystère. Andy Kaufman, certes populaire aux États-Unis (principalement dans les années 1970-1980), reste un artiste méconnu pour une grande partie du public, notamment européen. C’est donc en invitant son spectateur à s’intéresser à ce personnage que le cinéaste fait preuve d’originalité. En effet, il y a quelque chose d’intriguant à vouloir adapter à l’écran la vie d’Andy Kaufman, personnage certes reconnu mais à une échelle moindre au regard d’un grand maître comme Mozart. Mais à y réfléchir, n’est-ce pas finalement une façon de rendre hommage à un autre génie, qui mérite tout autant qu’un autre de revenir sur le devant de la scène ?
De l’archive télévisée à la fiction cinématographique
De la simple évocation de l’enfance à la mort prématurée de l’artiste, en passant par la re-mise en scène de ses spectacles, le récit évolue à travers une structure linéaire et évidente. Des passages sont accélérés (l’enfance), certains sont superficiellement évoqués (la vie avec sa fiancée), d’autres pratiquement niés (la vie de Kaufman, s’il en avait une, en dehors du spectacle), tandis que le passage de la vie de Kaufman sur lequel se concentre la quasi-totalité du film concerne la carrière pleine de soubresauts de l’artiste. Il suffit de visionner quelques extraits d’archives des shows de Kaufman, aujourd’hui facilement visibles en quelques clics sur Internet, pour constater que le cinéaste se retrouve parfois en délicatesse avec le genre même du biopic. Car en voulant traiter cinématographiquement de la vie d’un homme, Miloš Forman doit faire avec le souci de reconstitution. Preuve en est la reprise de grands passages télévisés de Kaufman (son spectacle au Carnegie Hall, son passage remarqué dans l’émission de David Letterman). Ces re-mises en scène font appel aux anciens acteurs de ces évènements tels le catcheur professionnel Jerry Lawler ou encore l’animateur de télévision David Letterman qui rejouent leurs propres rôles. À partir d’une réalité qu’ils ont vécue aux côtés de Kaufman, ils reviennent sur scène pour répéter devant la caméra de Miloš Forman les propos et gestes tenus des années auparavant.
Ces présences, si elles rendent compte du souci d’authenticité du cinéaste quant au traitement de la vie de Kaufman, ne sont toutefois que de pâles reconstitutions cinématographiques d’évènements déjà filmés pour la télévision. Car ces images d’archives, certes authentiques, ne possèdent pas le pouvoir du média cinéma, qui permet de toucher un plus large public, lequel ne connaissait pas forcément Kaufman de prime abord. Cette caractéristique du film aborde ainsi un problème majeur, sous-jacent à de nombreux biopics : le renouvellement de la forme. Cependant, Forman ne s’arrête pas à ce seul fait de remettre en scène. Il va plus loin et utilise la vie de cet artiste décalé pour fustiger le monde du spectacle, du show comme du business. Le traitement de la vie de Larry Flynt avait, de la même façon, servi de paravent à une critique large et virulente du puritanisme américain. Le biopic, qui se concentre sur l’histoire individuelle, permet alors de couvrir un champ plus large et d’évoquer la culture américaine dans des domaines et à une période donnés, en s’interrogeant notamment sur la manière dont la société et la culture d’une époque influent sur la personnalité et l’évolution singulière de personnages publics. Miloš Forman analyse la manière dont ces hommes ont été perçus par le public à un instant donné, et leur permet de revivre aujourd’hui à travers le cinéma. Parce que si Andy Kaufman ne représente pas une aussi grande pointure qu’un Mozart, par exemple, il n’en reste pas moins un grand artiste dont l’unicité et le décalage restent encore à découvrir pour la majorité d’un public qui le connaît peu ou mal.
Andy Kaufman : loin du rire en boîte
Raconter une vie suppose de faire des choix. Le film y parvient en rendant compte d’un trait essentiel de son personnage : l’anticonformisme. Renversant la structure formelle même du film, le générique de fin défile ainsi dès les premières minutes. Le spectateur se retrouve rapidement face à un noir qui dure plusieurs secondes, provoquant un effet surprenant et agréable pour un public bientôt mis en garde par Carrey/Kaufman, ce dernier présentant lui-même le film auquel l’assemblée s’apprête à assister : c’est sa vie qui va être racontée, et ceux qui n’auront pas la patience d’écouter peuvent d’ores et déjà quitter la salle. Mais les spectateurs resteront dans leurs fauteuils, bien trop curieux d’en savoir plus sur ce personnage à l’apparence si atypique. Un des aspects que le film prend ainsi soin de mettre en avant, et qui a fortement handicapé la carrière de Kaufman, est la confusion entretenue par son propre personnage. Le public et les producteurs sont tous en attente d’un comique, de quelqu’un qui les divertisse et les fasse rire. Ce que Kaufman recherche, lui, c’est mettre son interlocuteur et son public mal à l’aise, le faire douter, le provoquer. « Je ne recherche pas le rire facile. Je veux prendre le public aux tripes. Qu’il m’aime, me déteste, qu’il parte, tout me va. ». Quand son agent George Shapiro lui décroche un rôle dans une sitcom (Taxi), Andy, qui a toujours détesté ce type d’émission, est frustré et n’a de cesse de répéter qu’il n’est pas un comique. Pour lui, les sitcoms, c’est « rien que des blagues idiotes et des rires en boîte ». Il cherche coûte que coûte à échapper à l’étiquette de l’humoriste que tout le monde veut lui coller. Ce qu’il désire, c’est réveiller en le provoquant un public américain que Miloš Forman dénonce ; ce public passif, composé de paresseux qui ne cherchent pas à remettre quoi que ce soit en question et qui ne demandent que du divertissement. La télévision et le rire en boîte illustrent bien cet aspect d’un public dont le plus gros effort est d’applaudir quand le "APPLAUSE" se met à clignoter au-dessus de leurs têtes. C’est dans le but de remettre en question la notion même de public que Kaufman va jouer la carte de la provocation, en brouillant par exemple volontairement l’image de son émission télévisée pendant plusieurs secondes, obligeant alors le spectateur à se lever de son fauteuil et à taper sur son téléviseur pour tenter de remettre l’image en place – la véritable émission ne sera jamais diffusée mais l’idée était là. Personne ne semble jamais prêt à rire aux blagues de Kaufman, excepté Kaufman lui-même et son acolyte, Bob Zmuda.
Et quand Andy se voit obligé de se plier au rire lourd et facile et au pur divertissement (en jouant dans la sitcom Taxi), ce ne sera que pour mieux s’en détourner par la suite. Par exemple en provoquant un véritable scandale en plein direct, lors d’un de ces grands moments qui révélera le génie finalement comique de Kaufman. Invité à livrer une prestation devant les étudiants d’une université, Kaufman subit une certaine insistance du public, qui lui réclame de jouer Latka (son rôle dans Taxi, la sitcom d’ABC) de la même façon qu’ils demanderaient à un clown de les divertir. Trouvant ce comportement déplacé, Kaufman, qui pense que faire le clown est « grossier », « américain », choisit de lire Gatsby le Magnifique (1925) de Francis Scott Fitzgerald. Il lit le roman dans son entièreté tandis que l’assemblée se plaint et se vide peu à peu. Personnage en perpétuelle agitation, Andy Kaufman se fiche totalement de l’audimat et cherche constamment à expérimenter des choses sur scène. En jouant sans cesse, comme le faisait Kaufman lui-même, sur la frontière, très mince, entre réalité et mise en scène, le film propose une double réflexion sur l’image : celle propre à Kaufman et celle que l’artiste choisit de montrer à son public. Dans le cas spécifique d’Andy Kaufman, vie et mise en scène sont intimement liées. La question du double et de l’interprétation est ainsi omniprésente tout au long du film, à travers le personnage créé de toutes pièces par Kaufman : Tony Clifton. La double interprétation, d’une part d’Andy Kaufman, d’autre part de Tony Clifton, permet du reste à Jim Carrey de s’épanouir à la perfection dans ce qui est sans doute son meilleur rôle. Clifton est un personnage que Kaufman a voulu tout à la fois antipathique, capricieux, désagréable et grossier avec son public. Il est en quelque sorte le penchant négatif de Kaufman. Et plus les gens détesteront l’un, plus ils désireront l’autre. Kaufman est scandaleux en tant que Clifton. Il le rend réel, « en trois dimensions » comme il le dit lui-même. Forman y rendra hommage en proposant une fin ouverte, avec Tony Clifton sur scène continuant à faire son show après la mort de Kaufman.
L’incompréhension et la confusion semblent provenir du fait que l’artiste possède toujours un temps d’avance sur son public. Il ne s’impose pas de limites dans son show en donnant cette impression que, pour lui, tout n’est finalement qu’une blague. Il pousse le degré de provocation à l’extrême en allant jusqu’à faire payer un dollar celui ou celle désirant toucher son kyste. Le film trouve sa dynamique dans le rythme des champs/contrechamps savamment dosés qui laissent, d’un côté, la place à des plans moyens se focalisant sur les performances de l’artiste et, d’un autre côté, sur des gros plans trahissant les réactions de son public. Le cadre est fixe, ne bouge pas. Il observe Kaufman et la manière qu’il a de se mettre en scène, en se rapprochant toujours plus près des mimiques grimaçantes de cet homme qui ne laisse rien transparaître d’autre que cette image qu’il a lui-même créée. Enfin un biopic qui ne se perd pas dans les méandres psychologiques de son sujet. Si les génies sont des êtres incompris, Andy Kaufman en est un grand. Le film permet également de prendre du recul sur ce que le personnage de Kaufman a représenté à une époque donnée. Le biopic permet de percevoir autrement certaines facettes de l’individu dont le côté décalé a eu tellement d’impact que des rumeurs courent encore aujourd’hui sur sa prétendue mort. Pour certains, elle n’est qu’une plaisanterie de plus. Blague à part, que le génie repose en paix.