Mambar Pierrette

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Recoudre des vies

Quel est le pouvoir du cinéma ? Cela peut nous hypnotiser, nous apprendre la vie, le monde dans lequel nous vivons et nous-mêmes. C’est une question à laquelle la cinéaste camerounaise Rosine Mbakam cherche continuellement à répondre dans son travail, avec l’espoir que ses compatriotes comprennent également à quel point le cinéma peut nous transformer. Le dernier film de Mbakam,  Mambar Pierrette , qui marque le premier long métrage narratif du documentariste, utilise une approche fictionnelle pour aborder ce qui est invisible : les problèmes sociaux et politiques dans les luttes quotidiennes du personnage principal. Mbakam précise qu’ici, la fiction n’est pas pour la fiction. Au contraire, il répond à un objectif spécifique et nécessaire, en donnant du poids à une histoire qui autrement pourrait être difficile dans le format documentaire.

Mbakam réalise des films depuis 2009, alors qu’elle était encore étudiante à l’Institut Supérieur des Arts (INSAS) de Bruxelles. Elle a élu domicile en Belgique depuis le début de ses études en 2007. Mais c’est entre 2000 et 2004 au Centro Orientamento Educativo (COE), une organisation non gouvernementale italienne, qu’elle a appris les rouages ​​des médias audiovisuels. Cette expérience a jeté les bases des types de films qu’elle souhaitait réaliser. Mbakam a ensuite rejoint Spectrum Télévision (STV), une chaîne de télévision privée camerounaise, où elle a travaillé comme photojournaliste et réalisé des programmes de 2003 à 2007. Elle fut acclamée pour la première fois en 2016 lorsqu’elle a réalisé le long métrage documentaire Les deux visages d’une femme bamiléké . Le film, projeté dans plus de soixante festivals de cinéma à travers le monde, se concentre principalement sur les conversations entre Mbakam et sa mère, les questions de politique, de famille et de genre étant au premier plan. Son film suivant, Chez Jolie coiffure (2018 ), se déroule dans un salon de coiffure du quartier bruxellois de Matonge et suit la vie de la propriétaire, une immigrée camerounaise dont le but est d’obtenir la résidence permanente en Belgique. En 2021, Mbakam a documenté la vie d’une amie camerounaise dans Les Prières de Delphine (voir notre article sur ce site ).

Même si Mbakam a choisi le cinéma pour son cheminement de carrière, elle en attribue le mérite à la ténacité de sa mère et de son père de donner à leurs enfants une vie meilleure. Cet objectif a été soutenu par d’autres figures féminines dans son orbite en grandissant, comme sa grand-mère, qui l’a aidée à développer une estime de soi. La cinéaste souligne la liberté que sa famille lui a donnée de faire ses propres choix dans la vie – et, surtout, de dire ce qu’elle pense – et leur attribue la force de sa personnalité. La résilience était une nécessité dès son plus jeune âge, ayant grandi très pauvre dans un quartier dangereux de Yaoundé, la capitale du Cameroun. Constamment entourée de violence, Mbakam, enfant, comptait parfois sur son imagination pour passer la nuit. L’histoire des turbulences politiques du Cameroun est marquée par la domination coloniale, un sujet qui préoccupe beaucoup Mbakam. Son désir en tant que cinéaste de déconstruire la colonisation du Cameroun par les Britanniques et les Français après la Première Guerre mondiale vise à montrer aux Camerounais qu’ils peuvent vivre selon leurs propres conditions, et non selon celles fixées par les colons étrangers il y a longtemps. En 2014, Mbakam fonde les Productions Tândor, basées à Bruxelles, avec Geoffroy Cernaix, monteur et producteur. Son expansion en 2018 s’est faite via Caravane Cinéma, une camionnette mobile qui sillonne le Cameroun pour permettre à Mbakam de projeter ses films (et ceux d’autres cinéastes à l’avenir.) Sa volonté est de confronter les Camerounais à la réalité du passé qui les a, peut-être inconsciemment, liés à un certain mode de vie et à s’en libérer.

Après sa première en mai à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, Mambar Pierrette  bénéficie enfin d’une sortie en salles sur notre territoire. Le drame se concentre sur la vie quotidienne de Mambar Pierrette (Pierrette Aboheu Njeuthat), une couturière qui lutte pour survivre à Douala, la plus grande ville du Cameroun. Les pluies torrentielles provoquent des inondations dans les quartiers les plus pauvres de la ville et menacent de détruire son magasin, qui est son seul moyen de survie. Pendant tout ce temps, Mambar doit vivre seule avec deux jeunes fils tout en s’occupant de sa mère invalide. Son talent pour la couture est cependant exceptionnel, et les clients font la queue pour son artisanat expert, notamment pour des robes et des uniformes scolaires. Elle est plus qu’une couturière pour ces femmes : elle est également une amie et une confidente lorsqu’elles partagent leurs malheurs, leurs histoires d’amour et bien plus encore lors de visites dans sa boutique.

Rosine Mbakam nous invite à un premier long métrage assuré avec Mambar Pierrette, une tapisserie savamment filée sur la vie quotidienne de la ville de Douala au Cameroun. Ici, des liens communautaires bien tissés tiennent bon dans un contexte d’instabilité sociale et politique pour une mère célibataire et une couturière qui tentent de joindre les deux bouts. Ancré par la performance réservée mais imposante de l’actrice non professionnelle (et cousine de Mbakam) Pierrette Aboheu Njeuthat, ce drame d’observation nous parle intensément, tout en nous narrant la vie quotidienne d’une femme dans un Cameroun postcolonial. Après avoir réalisé quatre documentaires en Belgique, Mbakam est retournée au Cameroun pour réaliser ce portrait dramatisé de sa cousine, écrit suite à des discussions avec sa famille et ses amis. Se concentrant directement sur son protagoniste, Mbakam s’en tient à son sujet comme une alliée, explorant Douala à travers les défis de Mambar plutôt que d’élargir l’objectif. Le récit avance lentement, mais le stoïcisme discret de Pierrette Aboheu Njeuthat est captivant.

Mambar élève trois enfants, prend soin de sa mère âgée et dirige sa propre entreprise, mais elle est aussi la voix d’une génération ; résignée aux difficultés mais peu disposée à accepter les oppressions patriarcales de ses aînés, elle parvient à joindre les deux bouts sans le soutien financier d’un homme. Le film se déroule au début de l’année scolaire, Mambar espérant gagner suffisamment d’argent en cousant des uniformes scolaires pour payer les fournitures scolaires de ses propres enfants. Cependant, la fortune ne lui est pas favorable et elle est volée peu de temps avant que de fortes pluies n’inondent sa maison et son lieu de travail, trempant à la fois les cahiers d’école et les vêtements de ses clients. Plutôt que de désespérer, elle accepte le revers dans sa foulée et s’appuie sur les liens qu’elle a tissés avec les femmes de sa communauté. Après avoir placé de l’argent dans des tontines – fonds collectif d’entraide – elle demande un prêt à un client et ami et se porte garant. Il existe un sentiment de communauté même au sein des échanges les plus capitalistes.

Mis à part quelques soupirs, notre héroïne reste calme et écoute plus souvent qu’elle ne parle. Mambar est peut-être résignée face à l’adversité, mais elle passe aussi à l’action. Contre l’avis de sa mère, elle porte plainte auprès des autorités de l’absence du père de ses enfants, ce qui signifie qu’il sera convoqué. Plus tard, après avoir refusé 2 500 francs pour assister au meeting du président, elle gronde encore davantage l’homme qui recrute. Enfin, elle emmène danser un client et un ami récemment largué, en épousant les valeurs féministes : « Une femme doit être entreprenante, une battante ».

Filmé uniquement en son direct, et bénéficiant d’un excellent montage permettant à chaque interaction d’avoir son propre tempo, Mbakam a apporté la patience d’un documentariste envers son personnage. Ce film ressemble à une étude qui permet aux détails de créer un effet cumulatif et touchant. La directrice de la photographie Fiona Braillon s’intéresse aux mains de Mambar – manquer un point et réenfiler une aiguille, tracer ou couper du tissu, prendre de l’argent ou payer du matériel – mettant en valeur le personnage et la nature physique du travail des femmes. Ne quittant qu’occasionnellement le côté de Mambar pour suivre son regard, la caméra révèle des pluies torrentielles sur des rues mal bétonnées, des câbles suspendus de manière précaire à un toit en tôle ondulée, et l’éclat obsédant d’un mannequin chauve et blanc qui se profile juste à l’extérieur de l’atelier de Mambar comme un mannequin postcolonial, tel un spectre, alors que sa vieille machine à coudre ronronne. Mambar surmonte tout cela, vivant selon sa propre vérité doucement exprimée : « La vie est dure et il faut continuer. »

 

Mambar Pierrette reste ancré dans nos mémoires cinéphiles, dans nos cœurs et nos âmes, et nous réconcilie avec le cinéma. Un cinéma humain sachant recoudre notre passion parfois effilochée pour le 7ème Art.

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Durée : 93 mn


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