Réparer les vivants
Après El Reino, Rodrigo Sorogoyen nous livre ici un nouveau survival psychologique. Comment un être humain peut-il rester debout alors que tout son petit monde vient de s’écrouler en une fraction de seconde ? Dix ans après avoir entendu par téléphone les derniers appels au secours de son fils, Elena (Marta Nieto) a refait sa vie. Serveuse dans un restaurant qui lui sert de base pour inlassablement scruter l’immensité des plages Landaises qui ont englouti ses rêves de mère. Alors que tout espoir semblait perdu, l’enfant semble réapparaître sous les traits d’un beau jeune homme prénommé Jean (Jules Porier). Rage ou espoir ? Folie ou sagesse ? Pour ne pas imposer son point de vue, Rodrigo Sorogoyen emprunte au thriller ses penchants pour l’ambivalence, la paranoïa et autres formes de tension. D’une intensité saisissante, en quasi plan-séquence, la scène d’ouverture lance le fatum. La mécanique de l’enferment semble irrémédiable pour Elena. Même en pleine nature tout échappatoire lui est apparemment interdit, collée aux basques par une caméra à l’épaule qui bloque tout retour en arrière, et privée d’horizon par un cadre qui se referme. Mais, sans pour autant totalement se débarrasser de cette pression, Elena desserre progressivement l’étau
Si prêt, si loin.
Dans l’incipit, la distance, à l’intérieur du même cadre avec sa mère, avec le hors-champ pour son fils, condamne Elena à l’isolement. Une incapacité au partage, au don de soi ,que la tragédie des évènements finit d’achever. Le dos souvent tourné, en lisière d’un espace qu’elle aspire à fuir à tout instant, la femme blessée se veut inaccessible. Pour pouvoir réveiller la sensibilité de sa compagne, Joseba doit en permanence faire le premier pas et traverser un cadre que les effets grand-angle de la caméra accentuent. Rassurer, protéger, l’attitude paternaliste de Joseba suscite l’affection mais pas la passion. Après des mois de relations intermittentes, pour des raisons professionnelles, le couple envisage de faire maison commune, sans pour cela qu’Elena le désire follement.
L’amour, c’est Jean qui l’éveille en elle. Redevenir une adolescente le temps d’une soirée pour enfin lâcher prise. Se plonger dans les yeux candides de ce doux jeune homme. Chérir et protéger l’enfant qu’elle n’a pas vu grandir. Se révéler dans une relation fusionnelle. Il faut une immense délicatesse pour donner corps à de telles émotions, de tels désirs. Véritable gageure à l’écran que d’éviter le double écueil du sentimentalisme et de la provocation. Faire vivre les doutes et les nuances qui s’entrechoquent en permanence dans les esprits. Dans l’impudeur d ‘une intimité qu’il nous est donné de pénétrer , les dialogues d’une rare justesse font jaillir par moment l’indicible, tout en maintenant une part d’inexploré. Rodrigo Sorogoyen réussit à saisir une part de l’alchimie amoureuse, comme ces mots de Maupassant, dans Bel Ami, : « Une de ces affections qui naissent entre deux natures semblables et qui tiennent autant d’une séduction réciproque qu’une sorte de complicité muette« .