Loin de mon père

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A force de tout montrer et ne rien expliquer, le propos de Keren Yedaya frôle la gratuité.

Quand Moshe (Tzahi Grad) est au travail, Tami (Maayan Turjeman) fait le ménage. Quand elle fait la vaisselle, il boit une bière et quand il voit une autre femme, elle est jalouse. Parfois, il l’invite dans un restaurant en bord de mer et elle a le droit de prendre un dessert même si il lui répète souvent qu’elle est trop grosse. Moshe a cinquante ans, Tami n’en a que vingt ; ils sont en couple et ils sont aussi père et fille. Moshe est en réalité un ogre qui boit, qui bouffe et qui se soulage brutalement avec sa fille qu’il emprisonne dans son antre à la merci de ses envies, la réduisant ainsi à un simple corps à disposition.

Caméra d’Or en 2004 avec Mon Trésor, Keren Yedaya revient nous livrer sa conception réjouissante de la cellule familiale. Après la mère prostituée, voici à présent le père incestueux sélectionné cette fois dans la catégorie Un certain regard de la dernière édition cannoise. Chaque festival ayant besoin de son moment de malaise, c’est Loin de mon père qui s’y est collé l’an passé alors qu’en adaptant Loin de son absence de l’auteure israélienne Shez, Yedaya y voyait avant tout une « nécessité politique et sociale » et non un besoin de choquer. Et pourtant…
 

Moshe couche avec Tami, elle se scarifie. Moshe couche avec Tami, elle fait une crise de boulimie. Moshe couche avec Tami, elle va vomir. Pensé comme un jour sans fin où les mêmes actes conduisent irrémédiablement aux mêmes réactions, l’enchaînement des séquences montre toute l’horreur de cette relation incestueuse dans ce qu’elle a de routinier, c’est-à-dire de banal. Une fois passés les moments de dégoût et de rejet, sentiments rassurants qui nous posent en humain capable de compassion, viennent l’ennui et la lassitude, nettement moins rassurants. A force de répétitions, la réalisatrice finit par épuiser son sujet, et nous avec ; en grande partie en raison de la façon dont elle nous montre les choses. Va pour la frontalité des gros plans qui nous interdisent de détourner les yeux de ce qui se passe à l’écran, ce n’est pas là que réside le véritable embarras. Car pour se rapprocher de ses personnages et de leur mal-être, la réalisatrice emploie un des moyens les plus artificiels du cinéma : le zoom, ce grand ami du voyeur. Employé ici sans Dolly, donc exécuté par à-coups, ce procédé est incompréhensible voire incohérent par rapport à la démarche de Yedaya. Qui regarde dans ces moments-là ? Et s’ll s’agit de nous, pourquoi nous mettre soudainement dans la peau d’un intrus matant à travers le trou de la serrure ?

Des scènes de violence domestique en boucle ajoutées à une mise en scène frontale, tout se passe comme si la réalisatrice privilégiait la simple monstration à la réflexion. Ou à la dramaturgie, gros mot pourtant inhérent à la fiction, comme celui de « scénario », responsable ici d’une partie du problème. Tami et Moshe nous sont avant tout donnés comme un couple, leur réelle relation n’étant nommée que par la suite ; effet de surprise, truc scénaristique, peu importe en fin de compte puisque le fait est qu’ils sont, à cause du scénario, montrés comme mari et femme avant d’être définis comme père et fille. Ce temps de latence dans la caractérisation des personnages nous fait ensuite osciller entre la normalité et l’anormalité de leur relation, seul le sentiment de gêne entraîné demeure, lui, constant.
Le père n’est pas qu’un monstre, sa fille a l’air d’éprouver des sentiments amoureux pour lui, ces deux personnages ne se réduiraient donc pas à un homme pervers et sa victime. Pour être « loin des clichés » comme elle le dit elle-même, Keren Yedaya semble refuser toute analyse et donc tout jugement, dont elle renvoie alors la responsabilité au spectateur.
 

Le seul regard extérieur, hormis le nôtre, est porté par le personnage de Yaël Abecassis, sorte de deus ex machina sorti de nulle part, peut-être posé là pour remplacer une mère absente dont on ne saura jamais ce qu’elle est devenue ni même si elle a un jour existé. Le dénouement timide au regard de ce que la réalisatrice nous a infligé durant 1h30 ne fait que renforcer notre impression première : Keren Yedaya nous a tout montré pour mieux éviter de livrer un début d’explication.

Titre original : Harcheck mi headro

Réalisateur :

Acteurs : ,

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Durée : 100 mn


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