L’incroyable histoire du Facteur Cheval

Article écrit par

Le Palais Idéal, un art naïf ? Plutôt une œuvre résolument autochtone

Dans la Drôme austère, une femme meurt. Cette femme, c’est Mme Cheval, mère d’un petit garçon, Cyril, épouse d’un facteur taiseux, qui se cache à l’ombre des tombes lors de son enterrement. Lui, c’est Ferdinand Cheval, aussi connu sous le nom de « Facteur Cheval ». L’architecte de la plus grandiose « architecture naïve » (André Malraux) de France, sinon du monde : le Palais Idéal.

 

Le facteur Cheval sur le divan de Freud

Placer, dès son ouverture, la biographie filmée du Facteur Cheval (Jacques Gamblin) sous les auspices du deuil donne un sens particulier à son œuvre. Par ce geste narratif, le cinéaste Nils Tavernier confère au Palais Idéal une aura quasi-mystique. La vie de Ferdinand, telle que la retrace L’incroyable histoire du Facteur Cheval, paraît jalonnée de morts parmi son entourage. Si Freud l’avait connu, il en aurait sans doute parlé comme un cas archétypal de « sublimation » artistique, à savoir : le dépassement des souffrances concrètes (Freud les limite aux pulsions sexuelles inassouvies, mais on peut aller au-delà de ce seul cadre) par un geste artistique. Le Palais Idéal n’est pas idéal que par ses formes fantastiques – éléphants, princes et princesses d’un Orient magique, temples hindous… – qui sortent de nulle part au beau milieu de la Drôme. Il l’est aussi par son geste créateur : conserver le souvenir des êtres chers disparus trop vite.

Très prude dans sa mise en scène, L’incroyable histoire du Facteur Cheval restitue à cet ensemble minéral une mémoire psychologique que ne disent ni les pierres, ni Ferdinand, aussi loquace que ses cailloux. Les souvenirs de sa fille Alice, de sa femme Philomène (Laetita Casta) et de son fils Cyril hantent les lieux. Ce faisant, en insistant sur le processus de création de l’œuvre, Tavernier déconstruit le mythe de l’artiste solitaire et génial. Certes, Cheval détonne au milieu du village de Hauterives, suscitant méfiances et moqueries de ses voisins ; certes, ses visions se nourrissent des reportages et illustrations exotiques du Magasin pittoresque, dont il est un avide lecteur ; mais sa création puise tout autant dans la matière de son quotidien. Autant que l’œuvre d’un artiste singulier, le Palais Idéal est une production collective.

 

 

Une œuvre autochtone

Et production ancrée dans un territoire. En saisissant Cheval dans ses efforts physiques pour choisir des pierres lors de ses tournées, préparer lui-même le mortier, assembler roc après roc sur des échafaudages fragiles, le cinéaste lie l’acte du facteur à l’espace qu’il habite. Aussi exotique qu’il paraisse, le Palais Idéal est un monument profondément nourri de la Drôme d’alors : un territoire minéral d’une grande blancheur, ponctué çà et là de cours d’eau. Une œuvre résolument autochtone – « née de la terre même ».

Certes, L’incroyable histoire du Facteur Cheval n’est pas exempt de défauts. Trop sage dans sa mise en scène, trop hagiographique dans son portrait, trop condescendant envers ses personnages féminins. Mais il n’empêche : le film apporte une morale esth-éthique digne d’intérêt. À l’heure d’une mondialisation qui disloque toujours plus les territoires au profit des réseaux, repenser l’espace concret, pratiqué quotidiennement par ses habitants indigènes, à partir de l’art naïf – soit un art dans le sang duquel pulse un mode de vie singulier –, est une fable salutaire.

 

Titre original : L’incroyable histoire du Facteur Cheval

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Pays :

Durée : 105 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala

Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dans l’immédiat après-guerre, Yasujiro Ozu focalisa l’œilleton de sa caméra sur la chronique simple et désarmante des vicissitudes familiales en leur insufflant cependant un tour mélodramatique inattendu de sa part. Sans aller jusqu’à renier ces films mineurs dans sa production, le sensei amorça ce tournant transitoire non sans une certaine frustration. Découvertes…

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Le pénultième film d’Ozu pourrait bien être son testament cinématographique. Sa tonalité tragi-comique et ses couleurs d’un rouge mordoré anticipent la saison automnale à travers la fin de vie crépusculaire d’un patriarche et d’un pater familias, dans le même temps, selon le cycle d’une existence ramenée au pathos des choses les plus insignifiantes. En version restaurée par le distributeur Carlotta.

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Difficile de passer sous silence une œuvre aussi importante que « Il était un père » dans la filmographie d’Ozu malgré le didactisme de la forme. Tiraillé entre la rhétorique propagandiste de la hiérarchie militaire japonaise, la censure de l’armée d’occupation militaire du général Mac Arthur qui lui sont imposées par l’effort de guerre, Ozu réintroduit le fil rouge de la parentalité abordé dans « Un fils unique » (1936) avec le scepticisme foncier qui le caractérise.