Limonov, la ballade

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Anatomie perverse du Céline russe.

Apocalypse acouphène.

Même s’il ne s’introduisait pas d’entrée de jeu par la performance bulldozer de son acteur principal, Ben Whishaw (qui rend ici les traits émaciés de son visage froids et brasants plutôt que réservés et délicats), et même s’il ne s’ouvrait pas par une poignée de parti pris marteau-piqueur, tous plus tonitruants les uns que les autres (dont le passage du noir et blanc au rouge écarlate, et l’écartement du ratio d’image par le personnage principal, façon Mommy), le film Limonov, sur l’écrivain maudit, torturé et fasciste éponyme, ferait d’office figure d’événement pour le spectateur renseigné, dans la mesure où il est le fruit d’une collaboration de haute voltige qui tend à faire de lui une sorte de blockbuster – un mastodonte fulminant et affamé dans l’espace de cinéma intellectuel, international où il s’inscrit. Le réalisateur est Kirill Serebrennikov, connu pour le film Leto, sur la culture rock underground soviétique. Le scénariste est Pawel Pawlikowski, réalisateur de Cold War, peut-être le film récent le plus célébré à raconter, à esthétiser les relations entre bloc capitaliste et bloc communiste, et entre les personnes qui émigrent de l’un à l’autre. En bonus, le public français pourra se réjouir de la présence au générique d’Emmanuel Carrère, dont la biographie d’Édouard Limonov a servi de matière première au scénario de Pawlikowski, quand bien même son rôle de consultant ne se traduit pas par une continuité cinématographique avec les films qu’il a pu signer, La Moustache ou Ouistreham. Il se traduit tout juste par une scène horrible où Limonov humilie et insulte deux intervenantes d’une radio parisienne (Sandrine Bonnaire & Céline Sallette). Un certain sentiment anti-bourgeois, anti-bonne société (voire anti-société tout court), semble être la base de la philosophie de Limonov. Son instinctisme, son inhumanisme fétiche donne toute sa forme au long-métrage, et va, c’est intéressant de le noter, à l’encontre de tout ce que peut représenter Serebrennikov, fils de médecin et d’enseignante, petit-fils de documentariste, dont le patronyme est par ailleurs dérivé du russe pour « argent » ou « pièce d’argent ». (Limonov agresse aussi un intellectuel joué par Louis-Do de Lencquesaing, qui faisait effectivement déjà un petit caméo dans Ouistreham).

Édouard Limonov, de son vrai nom, Edik Veniaminovitch Savenko (son nom de plume est dérivé du russe pour « grenade »), est un carniphile. Un petit gars précaire de Kharkiv (il l’appelait Kharkhov – il considérait que cette ville ukrainienne était russe), tantôt voyou, tantôt ouvrier, tantôt couturier de jeans contrefaits, il a énormément de mépris pour les choses de l’esprit, ou plutôt pour la manière dont elles sont vécues et racontées par les intellectuels de Moscou. Il considère que tous les affects, toutes les sensations que la vie a à offrir, sont à consommer avec ostentation, avec passion, par le corps en premier : par les mains, les jambes, les veines, le nez, la bite. Le film est amoureux des différents stimulis, pour la plupart désagréables, que Limonov attire et accueille en lui, qu’il laisse macérer douceuresement, à la surface de ses tympans ou à fleur de sa frêle constitution. Dans une scène de conférence de presse donnée à Moscou, qui revient deux fois dans le récit, ce sera la saturation de son micro, le dédoublement de sa voix qu’il entend alors aliénée de son corps. Dans un plan où il entre dans une chambre prêtée, ce sera le fourmillement des cafards sous les meubles, dans la baignoire et dans l’évier, qu’il regarde sans qu’on sache s’il considère que ce sont des répugnants symboles de l’insalubrité russe, ou si ils lui rappellent ses jours fougueux et dépouillés à New York, durant lesquels il faisait les poubelles de son amante Elena (Viktoria Miroschnichenko), en tirait des tampons usagés, ou s’habillait dans ses vêtements sales. Tôt dans le film, alors qu’il a encore sa grande tignasse à la frère Gallagher, et qu’il n’a pas encore été (demandé à être) exilé aux États-Unis, Limonov se pose sur un canapé et commence à se masturber, tandis que la voix-off de Whishaw se lance dans une énième diatribe exaltée et misanthrope de génie fier d’être inadapté. Se flatte-t-il à ce point d’être un marginal dangereux, un éboueur de sa propre âme ?

Il nous faut l’avouer, la réussite du film pour un spectateur dépendra entièrement du point auquel il peut trouver le personnage séduisant et romantique, d’une manière destroy. Whishaw, troquant ses habituels cheveux soyeux et sa barbe bien entretenue (mettons, celle de Q dans les James Bond avec Daniel Craig), compense avec une autre forme de sex-appeal, celle d’un mec svelte absolument gavé d’immédiateté, attirant malgré les mites, malgré la crasse, malgré la moisissure, précisément parce qu’il n’est fait que de lui-même. Il dégage quelque chose de magnétique car il refuse de négocier, de temporiser ou d’interpréter le moindre de ses désirs. Il n’est fait que de ces rêves qu’on se sent coupables d’avoir fait quand on se réveille. Son langage corporel, celui d’un maniaque irrépressible qui se jette, de toutes ses forces, contre les murs de la réalité, nous a fait penser au Joker selon Joaquin Phoenix, à cette exception près que là où Phoenix est pathétique, a les yeux mouillés, Limonov est fier d’être un malade violent, à la condition qu’il soit assez cohérent dans son discours pour s’auto-commenter dans ses livres. Des scènes complexes de chorégraphie de figurants, dans lesquelles Limonov et son ami font le tour d’un pâté d’immeubles à New York, d’autres où il compare, avec une idylle potentielle, des marques de leurs scarifications, confèrent au film une force acide incroyable. C’est, bien plus que les faux comic book movies de Todd Philips, le film sur la psychopathie de ce cycle de représentations audiovisuelles, la « folie à deux » la mieux taillée pour les besoins de notre époque. C’est, au demeurant, un film « mort aux riches » qui mérite bien plus l’attention critique controversée qu’a eu le premier Joker en 2019, puisqu’elle se termine, rappelons-le, avec une fascisation. (Aux États-Unis, un éditeur invite Limonov à s’inspirer d’avantage de Taxi Driver, décrivant par inadvertance la démarche moraliste et plate qu’a pu avoir Todd Philips).

Éloge à la beauté de la brisabilité.

Malheureusement, une fois les parties « Kharkiv », « Moscou » et « New York » du film terminées, le film perd de sa puissance, de sa beauté inarrêtable, inflammatoire et irresponsable. Les décennies 80 (en France), puis 90 (de retour au pays), passent extrêmement vite pour Limonov. Ben Whishaw court, bondit, virevolte au cours de plans-séquences élaborés qui nous servent d’ellipses visuelles. La descente du personnage vers l’extrême-droite russe, au fond d’une pensée compatible avec les politiques de reconquête de Putin, est seulement esquissée, elle n’est pas mise en images avec autant d’éclat, de radiance sombre que la part du lion du récit qui a précédé. Les trois ou quatre premier cinquièmes de Limonov, ça ressemble à de la poésie de Gabriele D’Annunzio, cet autre écrivain devenu fasciste, décédé cinq ans avant la naissance de Limonov. Du Feu : « Stelio se taisait, bouleversé par des forces tourbillonnantes qui le travaillaient avec une sorte de fureur aveugle, semblables aux énergies souterraines qui soulèvent, déchirent, transfigurent les régions volcaniques pour la création de nouvelles montagnes et de nouveaux abîmes. Tous les éléments de sa vie intérieure, assaillis par cette violence, paraissaient se dissoudre et se multiplier à la fois. Des images grandioses et terribles passaient sur ce tumulte, accompagnées de mélodies. Des concentrations et des dispersions très rapides de pensées se succédaient comme les décharges électriques pendant la tempête. À certains moments, c’était comme s’il avait entendu des chants et des clameurs par une porte qui se serait ouverte et refermée sans cesse, comme si des rafales lui avaient apporté les cris alternés d’un massacre et d’une lointaine apothéose. »

La fin de Limonov, ça ressemble à l’épilogue des films de Scorsese sur la violence, privé de sa pertinence par le fait que le corps du film n’a pas été structuré de la façon correcte, celle qui prépare, amène, et réagit, presque chimiquement, à l’expiation conclusive. On a du mal à imaginer que ceux qui connaissent un peu la biographie de Limonov attendaient ce dénouement, qui paraît assez superficiel (bien que Serebrennikov et Pawlikowski refusent, admirablement, de donner une raison trop simple au militantisme pro-annexion de la Crimée, pro-invasion de l’Ukraine du personnage – ça ne peut pas être le seul souhait d’une réunification des territoires, dans la forme qu’ils avaient sous l’URSS, le film nous montre bien que Limonov a du dédain et du recul sur la nostalgie soviétique de ses parents). On a du mal à imaginer que ceux qui ne la connaissent pas du tout soient satisfaits : en l’état, les actes finaux du récit paraissent presque être une farce, un « Surprise ! Ce film parle en réalité de Putin » de plus de la part de Serebrennikov. Il y avait pourtant d’autres moyens de représenter le fascisme dans le long-métrage qu’en y dédiant les vingt dernières minutes. Serebrennikov, Pawlikowski et Carrère auraient pu le laisser, dans le scénario, à l’état de graine, d’esthétique. À plusieurs moments dans Limonov, on entend les basses du morceau Walk on the wild side, de Lou Reed, que les fans de rap connaissent car elles ont été samplées par le groupe A Tribe Called Quest pour donner sa saveur à Can I Kick It?. On avait déjà, dans cet élément mineur et dans d’autres, une façon de dire que les choses existent souvent déjà avant qu’elles n’existent. Que tout ce que les jeunes générations croient inventer, y compris la violence répressive des skinheads, trouve son origine, d’une manière ou d’une autre, dans ce qui existait des décennies auparavant, par exemple dans la brutalité des Kharkoviens. En outre, c’est dommage que la contribution la plus française de Carrère ne soit bornée qu’à la seule scène avec Bonnaire, Sallette et De Lencquesaing. Il y avait tout à fait matière à poursuivre le projet esthétique punko-trasho-thugo-sordide du récit à Paris : quand on s’intéresse à certaines figures de l’extrême-droite française, on remarque que chez nous aussi, ça menait une vie absurde, triste et Limonovienne, dans les années 80. Alain Soral, par exemple, menait une existence nocturne dans le quartier des Halles, où il divisait son temps entre être un dragueur de rue et écrire des lettres à son père, en prison en Suisse.

Titre original : Limonov

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Durée : 138 mn


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