L’Île aux chiens
Article écrit par Anne Milojevic
Le Stop Motion : la texture comme résonance.
« Shit Hole »
Dans 20 ans au Japon. Le maire de Megasaki profite d’une épidémie de grippe truffoïde pour affoler sa population et déporter tous les chiens de sa ville sur une île poubelle, la « trash-island », dressée dans un décor post-apocalyptique couleur rouille et grisé, jonchée de déchets toxiques et investie par ses chiens efflanqués, tous plus hallucinés les uns que les autres.
L’esthétique industrielle s’imprègne sensiblement dans le stop motion (ou animation en volume) et laisse sa matière rugueuse investir l’écran, qui devient presque comme un film transparent, une fine couche posée sur le volume, lui même pris dans un décalage de mouvement et de fixité ; les poils effleurés par le vent se re-fixent aussitôt sur les chiens immobiles et la poussière faite de fausses particules accrochées n’est qu’un magma unifié.
Le passage de la stabilité vers le mouvement, et inversement, place dans un état constant d’attention particulièrement active sur l’image, une réactivation des pupilles qui s’adapteraient à chaque mouvement comme au changement de luminosité. Pour intensifier l’effet, des plans décomposés en couches successives pour marquer la perspective (on pense au plan où Chief, chien errant, raconte au second plan son histoire aux canins attentifs, pendant qu’au premier, Atari, échoué sur l’île, remet sa chaussette).
Ce passage mouvement-fixité dévoile aussi un procédé, qui ne cache en rien la dynamique créée par le trucage ; au contraire, une transparence totale sur l’identité de l’esthétique, qui force une lecture active, donne de la matière à penser l’image au moment où on la regarde.
Cette manière de capturer la texture, et en particulier celle dérangée et acide de la « trash island », donne au film sa vibration et une résonance évidente dans l’ère Trumpiste des « shit hole ».
Le langage des images
Déplacé à l’extérieur, le film devient porteur d’une missive que le langage, présenté dès le début comme sa clé de voûte, fait circuler (une mention ironique précise que les aboiements des chiens seront traduits en anglais). Suivant qu’il fige ou fluidifie les rapports,
il est le socle essentiel sur lequel tout repose. L’île est un territoire spécial, où l’on choisit de faire entendre la voix avalée des sous populations (les chiens, et de renoncer à celle d’un personnage clé (Atari, neveu du maire Kobayashi, parle en japonais et n’est pas traduit pour le spectateur) au profit d’un autre langage, plus évident, celui qui ne nécessite pas de parole – le chien aimant l’homme naturellement et désirant lui venir en aide coûte que coûte.
Ce langage sans parole, fait de gestes, de mouvements, ou de couleurs, c’est aussi celui de Wes Anderson, avant tout communicateur par les images et le rythme qu’elles insufflent dans leur propre composition architecturale. Le défilement des paysages par roulement (Atari et ses acolytes cherchant son chien), imprime la beauté plastique des gros mécanismes, et celle de l’acerbité de désert rouillé, soit une attention esthétique particulière portée à l’industrie, à ses machines et ses déchets.
À Megasaki, le langage parlé s’érige d’un côté, comme barricade, et bloque les rapports (le discours du maire Kobayashi truffé de mensonges – là encore, un écho aux « fake news ») ou devient, de l’autre, une arme contre le précédent (les journalistes anglophones traduisent le discours de Kobayashi pour plus de transparence, ou encore la jeune lycéenne, Tracy Walker – à qui Greta Gerwig prête d’ailleurs sa voix-, convainc par le discours, poing levé, de l’existence d’une théorie du complot (l’assassinat du scientifique ayant trouvé le remède contre la grippe truffoïde), et de la necessité de passer à l ‘action.
Pas étonnant de voir se succéder des films engagés face à une actualité américiane (pas que) où urge la mobilisation (Spielberg aussi enclenche le mécanisme de révolte dans Ready Player One).
Dommage que l’urgence, prise en étau, s’étouffe un peu dans le fouillis de personnages et d’actions qui forme un vent brouillé et fondu de nuages de poussière dans lesquels les combats, autant que les thèmes se font avaler. Réduite dans son intensité, on perd de vue l’image de départ, plus aride, plus évidée et violente, et avec elle, son pouvoir de résonance.