Lieux Saints

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Jean-Marie Teno se penche sur la diffusion du cinéma en Afrique dans un documentaire sensible et militant.

Ouagadougou 2007. Tous les deux ans, la capitale du Burkina Faso accueille le FESPACO, vitrine officielle du cinéma africain. Située dans une zone résidentielle, la manifestation attire des milliers de festivaliers. Jean-Marie Teno choisit pourtant de lui tourner le dos et se rend dans le quartier populaire de Saint-Léon. Comment les habitants ont-ils encore accès aux films, alors que les grandes salles ferment ou proposent des séances trop chères ? Si le constat paraît accablant, certains ne baissent pas les bras. Ainsi Bouba anime un vidéo-club, avec peu de moyens, mais en cumulant débrouillardise et passion. Pour 50 francs CFA (30 centimes d’euro) les spectateurs paient leur ticket d’entrée et s’installent sur des bancs, face à un petit écran de télévision. Cette poche de résistance apparaît comme un « lieu saint » à double titre : le jour, les fidèles s’y retrouvent pour prier ; le soir, les habitués communient devant les projections. Fragile utopie qui conserve – pour combien de temps ? – un lien vivant entre le cinéma africain et son public. Jean-Marie Teno filme avec sympathie cette solution alternative, tout en restant lucide : selon lui, « ce n’est pas la panacée, mais dans une situation de crise, il faut choisir le moindre mal. »

S’il refuse de se laisser abattre, le documentariste tire bel et bien la sonnette d’alarme. Hors de prix, les copies de films africains ne peuvent rivaliser avec les DVD pirates qui envahissent le marché. La programmation de Bouba accorde donc plus de place aux exploits de Jackie Chan qu’aux œuvres de Souleyman Cissé : à 12 500 francs CFA la cassette (19 euros), l’investissement représente un poids trop lourd pour son frêle commerce. Parfois, il parvient tout de même à glisser un classique national entre deux blockbusters : pour une nuit, Yaaba d’Idrissa Ouedraogo partage l’affiche avec Extrême limite, un thriller made in Hollywood mené par Wesley Snipes ! Une exception qui s’explique aisément : la notoriété du film, primé à Cannes en 1989, lui assure une circulation moins confidentielle. Le célèbre réalisateur burkinabé apporte ici son témoignage : invité au vidéo-club, il comprend la nécessité d’un contact plus direct avec le public et délivre un point de vue nuancé sur le piratage, qui offre aux films une certaine visibilité.
 

 
D’autres personnages forment le chœur de Lieux saints : Jules César, un fabricant de djembés, et Abbo, un écrivain public qui recouvre les murs de réflexions philosophiques. Jean-Marie Teno s’intéresse surtout au premier, qui lui permet d’évoquer la figure du griot, conteur d’histoires dont s’inspire tout un pan du cinéma africain depuis Ousmane Sembène. En assumant cette filiation, le documentariste marque son attachement aux formes narratives classiques issues de son continent, rejetant l’héritage de la colonisation et les injonctions de modernité importées par l’Europe. Ce travail de sape s’inscrit clairement dans la lignée de ses précédents films, notamment Vacances au pays (2000) qui dénonçait un Cameroun fasciné par l’Occident, au risque de perdre sa propre culture. Pour Jean-Marie Teno, voilà le véritable enjeu : éviter que les nouvelles générations grandissent sans « images africaines », conditionnées seulement par un modèle extérieur. Dans cette optique, il n’hésite pas à revenir aux sources, considérant le djembé comme un « grand frère » oublié du cinéma, délaissé par « les Lumière, les Dardenne, les Coen… » Jules César, initiant les jeunes à son instrument, serait ainsi ce passeur secret que le cinéma gagnerait à imiter.

Perpétuant cette tradition orale, la voix over de Jean-Marie Teno, douce et méditative, accompagne ses doutes. Elle musarde, se balade par-dessus les images, chaudes et lumineuses, tournées en 35mm. Elle glisse peut-être trop rapidement d’un problème à l’autre, et certains sujets demeurent en suspens, notamment la question des femmes, abordée dans une séquence assez courte : pourquoi ne viennent-elles pas davantage au vidéo-club ? De même, la présence d’Abbo crée un léger déséquilibre, puisqu’il n’occupe pas une place aussi importante que Bouba et Jules César dans le récit. Mais cette structure un peu lâche contribue étrangement au charme du film, qui prend le temps de s’installer avec les gens, comme dans ces discussions autour du thé, où les voisins débattent du chômage, du quotidien, des élections… Depuis l’excellent Chef ! les documentaires de Jean-Marie Teno sortent régulièrement dans les salles françaises, creusant une veine très personnelle, loin de ces pensums à vocation « humaniste » qui portent inévitablement un regard misérabiliste sur l’Afrique, traitée comme un simple dossier d’ONG. Lieux saints impose au contraire une parole rare, libre et précieuse, qui mérite de rencontrer une écoute attentive.
 

Titre original : Sacred Places

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Durée : 70 mn


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