Les Plaisirs de la Chair, de Nagisa Oshima

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Loin d´être une oeuvre décisive dans la filmographie de Nagisa Oshima, « Les Plaisirs de la Chair », réédité en DVD par Carlotta Films, peine à décoller du stade de l´ébauche. Un échec pour son réalisateur. Un étrange objet pour le cinéphile.

Avant d’aborder Les Plaisirs de la Chair comme il se doit, il convient de revenir quelque peu en arrière dans la filmographie du cinéaste. Immédiatement après avoir tourné la trilogie de la jeunesse, Oshima signe Nuit et Brouillard au Japon, qui représente l’aboutissement de ses conceptions esthétiques à cette époque. Distribué dans les salles japonaises en pleine crise socio-politique, le film connaît une maigre exploitation, puisqu’il est rapidement retiré de l’affiche par la société de production elle-même, la Shôchiku. Fou de rage, Oshima rompt son contrat avec cette dernière et crée sa propre compagnie de production, la Sozoha, dont Les Plaisirs de la Chair (1965) constitue le premier film. Dégagé des contraintes que la Shôchiku a pu lui imposer jusque-là, le cinéaste aborde la deuxième période de sa filmographie dans un certain état d’esprit transgressif. Libre, en effet, de traiter les tabous de la société nippone et d’en représenter les interdits, Oshima conforte sa position de marginal vis-à-vis du cinéma japonais, et entame une réflexion qui le conduira à des œuvres aussi radicales que L’Empire des Sens ou encore Max, Mon Amour.

La débauche, le vice et la dépravation

Film sulfureux et sans vergogne, Les Plaisirs de la Chair tient son sujet du scabreux roman de l’écrivain Futaro Yamada qui deviendra, des années plus tard, scénariste de mangas à sensation. L’histoire, particulièrement complexe et mouvementée, suffit, à elle seule, à susciter tout l’intérêt du film. Amoureux de Shoko dont il est le répétiteur, Wakizaka est sollicité par les parents de la jeune femme pour retrouver l’homme coupable du viol de cette dernière, et pour faire en sorte que celui-ci ne déshonore plus leur famille. D’un tempérament instable et impulsif, Wakizaka cède à ses pulsions et tue l’agresseur de sa bien-aimée. Espérant nouer plus profondément avec Shoko et ses parents, le personnage principal retrouve sa belle-famille, mais tombe de haut lorsque celle-ci l’écarte poliment des leurs. Un fonctionnaire venant lui proposer un marché se rend alors chez lui. Témoin du meurtre préalablement commis, l’homme confie à Wakizaka une mallette contenant trente millions de yens, issus d’un détournement de fonds publics. Certain d’être condamné à cinq années de prison, le fonctionnaire attend de Wakizaka qu’il garde l’argent chez lui jusqu’à sa libération. Le personnage accepte le pacte : s’il dépense ne serait-ce qu’une partie des trente millions, le fonctionnaire dénoncera son crime à la police…

Quatre ans plus tard, Wakizaka apprend que la femme qu’il aime, Shoko, se marie avec un autre homme. N’ayant plus aucune raison de vivre, le personnage décide de dépenser l’argent que le fonctionnaire lui a confié et de se suicider avant que ce dernier ne reprenne contact avec lui. Commence alors pour Wakizaka une vie des plus fastueuses tournée vers la débauche, le vice et la dépravation.
 

Film en forme de cauchemar

Les Plaisirs de la Chair n’offre qu’un point de vue, celui de Wakizaka. Constamment focalisé sur ses agissements, le film fait corps avec lui et creuse dans sa propre matière la forme caractéristique de la débauche animant le personnage. Wakizaka s’enferme dans un cercle vicieux pour lequel l’argent fait figure de moteur : dépensés de plus en plus rapidement, les trente millions lui servent à assouvir ses pulsions en « achetant » des femmes toujours plus perverses. Chacune de ces rencontres donne lieu à une séquence proprement dite : les segments du film s’enchâssent indépendamment les uns aux autres comme une suite de courts-métrages relevant de genres variés et différents (film de yakuzas, film social, naturaliste, érotique). Chaque tableau, ainsi, cède le pas à un nouvel environnement, comme pour souligner la force de la déchéance de Wakizaka.

Tel que le remarque Jean Douchet dans son film-analyse (L’au-delà des interdits) placé en bonus du DVD édité par Carlotta Films, Les Plaisirs de la Chair offre une structure filmique originale pour laquelle l’objectif et le subjectif se donnent en une même coupe audiovisuelle. Non seulement centré sur les agissements du protagoniste principal, le film s’articule également autour des puissances pathologiques s’exerçant chez le personnage. Projetant sur les femmes qu’il rencontre l’image de sa bien-aimée Shoko, Wakizaka s’emplit, pour un temps, d’amour, de joie et de passion jusqu’à ce que toute la noirceur de son imagination finisse par prendre le dessus, jusqu’à ce que le rêve vire au cauchemar. Réapparaissant sans raison, ni logique, Shoko et le fonctionnaire semblent constituer les émanations de l’espace intérieur de Wakizaka, les archétypes de son esprit atrophié.

Incroyable de constater comment un film aussi sensuel que Les Plaisirs de la Chair peut paraitre en réalité aussi abstrait. Semblant découler de la sphère mentale du protagoniste, le film entremêle les images fantasmatiques éprouvées au-dedans avec celles, naturalistes, vécues au dehors. Sur un mode équivalent à certains films de Cronenberg – avant l’heure, évidemment – le film exprime l’image d’un homme cloîtré dans le monde de ses fantasmes, d’un monde corrompu par les troubles de la chair.

Echecs et limites

Si Oshima accorde autant de place à l’individu et à sa subjectivité, c’est qu’à travers elle, le cinéaste s’efforce d’accéder à une implacable critique de la société japonaise. Au mal-être du protagoniste principal, correspond le dépérissement moral de toute une nation. Tout en suivant son personnage errer dans les bas-fonds les plus lugubres, Oshima semble étudier la maladie dont souffre le Japon des années soixante, et dont la maffia et la prostitution s’avèrent les symptômes les plus évidents.

Le film échoue malheureusement à nourrir la portée de son approche sociale. Tombant à plusieurs reprises dans une forme de caricature paralysante, Les Plaisirs de la Chair accumule les vices les plus impitoyables sans pour autant les intégrer à une forme de réflexion enthousiaste et pertinente. Manque de tact, manque de goût. Le long-métrage ne s’appuie sur aucune émotion, aucun espoir, aucun éclat. La structure sur laquelle il repose constitue en réalité sa propre limite d’expression : les choses ne parviennent pas à sortir du carcan dans lequel le personnage les perçoit. Dégradante et méprisable, l’image de la femme donnée par le film en est l’exemple le plus significatif. Contrairement à ce qu’en pense Jean Douchet dans le film-analyse précédemment cité, Les Plaisirs de la Chair peine à désenlacer la symbolique sur laquelle il repose aux turpitudes – irréalistes – vécues par le personnage. Filmer les bas-fonds et les marginaux d’un seul point de vue subjectif revient-il de facto à critiquer les fondements de la société ? Oshima, malheureusement, donne l’impression de se contenter de la surface des choses…
 

Titre original : Etsuraku

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Durée : 104 mn


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