Le Muet. Symbolique, rigide et riche artistiquement : l’expressionnisme allemand, les avants-gardes, les formalistes russes. La période du muet et l’école allemande apportèrent une participation colossale au patrimoine cinématographique européen puis international, grâce, notamment, à la maîtrise de la lumière et à la puissance plastique et dramatique des cadres. Un legs intemporel, une Histoire en perpétuel mouvement qu’il convient de vivre ou de revivre grâce aux dvds de ces films de prestige.
Fritz Lang a une place de choix dans le cinéma muet et dans l’expressionnisme tout particulièrement. Les Nibelungen est un diptyque, un conte médiéval qui se décline en deux parties (Siegfried et La Vengeance de Kriemhild), complètement inspiré par l’expressionnisme allemand. Les leitmotivs esthétiques de l’école expressionniste foisonnent dans le film : la folie meurtrière, le duel, les ombres glaçantes, mystérieuses et outrageusement dramatiques, les espaces confinés aux murs lisses ou aux formes géométriques incongrues, aussi symboliques quant à la posture psychologique du personnage que carcéraux ; les chorégraphies de haine, d’amour, de vengeance, d’humiliation des protagonistes ; la symétrie dans le cadre qui le réduit à son centre et qui permet d’étirer le temps ; une dose de manichéisme, la conversion, le personnage confiant sa vie au mal, à la destruction est souvent hirsute… S’ajoutent à cela des plans typiques du conte : ceux en forêt sont très significatifs, avec, tout d’abord, la disposition des arbres en gros plan. Ils saturent le cadre. Puis les personnages ondulent autour des autres arbres de la forêt en arrière-plan.
Tout ce système complexe de représentation scénique, tous les entrelacs, toutes ces possibilités confèrent une hétérogénéité graphique saisissante aux films expressionnistes car le mouvement artistique germanique n’est pas un style pictural hermétique, il accueille d’autres prétentions stylistiques… mais aussi une certaine lourdeur, une homogénéité quelque peu monotone. Le timbre répétitif des plans, sans doute dû aux contraintes techniques du matériel d’enregistrement de l’époque, brime, selon moi, les films muets. Ils manquent d’une certaine flexibilité. La « banalité » de la mise en scène et ce rapport frontal et de plein fouet avec la caméra s’agencent souvent grâce à un travail pointu sur l’espace malgré le statisme. Les plans de profil, de face, la centralisation et la symétrie qui en découlent permettent à Fritz Lang de travailler sur les notions de verticalité et de latéralité. Le cadre reste fixe, mais le plan module invariablement. L’espace s’étire, se redéploye en fonction de ces deux paramètres de mise en scène. La frontalité de certains plans garantit aussi à la profondeur de champs de se garnir d’actions concomitantes qui ne sont pas montées en alterné, mais toutes unies dans le même plan.
On retrouve cette situation lors de l’attaque des Huns contre les traîtres qui ont tué son défunt amour. L’attaque du château est montrée de façon cohérente avec tantôt des plans en alterné sur les attaquants et les attaqués, tantôt en position de voyeur puisque l’on peut voir la bataille par le trou d’un mur, la sauvagerie du combat entre les opposants des deux camps étant filmée depuis pièce non contaminée par l’odeur de la mort. L’on retrouve ce type de plan dans Ivan le Terrible de Eisenstein, lorsque le peuple part rejoindre Ivan après la trahison de sa tante et de son exil sur ses terres. Il est adossé contre le mur, sur la droite du cadre, et le peuple, en file indienne, par le trou à gauche du mur se subsume sous lui par une construction symétrique simple mais remarquablement construite. On peut ainsi s’apercevoir que Les Nibelungen a peut-être inspiré le metteur en scène russe.
Le caractère figé de la caméra trouve une parade et évoque avec habileté la puissance énonciatrice du cinéma muet et ses réminiscences dans le parlant. Alfred Hitchcock, dans Fenêtre sur cour, utilisa le même principe du haut de l’appartement de J.B Jefferies observant aux jumelles l’effraction de Lisa chez son assassin de voisin. L’action de la course-poursuite entre les deux acteurs, avec la volonté de ne pas être vu pour l’un, trouve sa particularité dans la jonction entre deux actions contraires qui se complètent, engendrant un vif foyer de tension.
Le monolithisme dont il fut question peut néanmoins être contrecarré par une subtilité narrative. Les Nibelungen, par exemple, est un film qui se compose en tout et pour tout de quatorze chants. Sept dans chaque film. Nosferatu de Murnau est divisé en trois actes. L’astuce de transcender la lourdeur matérielle, la frontalité exigeante et parfois redondante du film en un paramètre théâtral est brillante. Le lieu est enfermé dans un espace entre trois murs. L’hiératisme, le surjeu, la rigidité froide, attentiste et autoritaire, cruelle aussi de Kriemhild par exemple, dans la deuxième partie du film, dégagent une puissance ravageuse due au positionnement central qui lui est alloué dans la scène. Son despotisme est voué à la vengeance de la mort de son ancien époux, Siegfried, le forgeron devenu héros en terrassant le dragon Lindwurm. Le fils du roi Sigmund se baigna dans le sang de l’animal. Il acquit une quasi-invulnérabilité : une feuille de tilleul vint se coller sur l’épaule du preux chevalier empêchant le sang de couvrir cette petite zone de son corps… Kriemhild fait feu de tout bois pour mener à bien la rédemption de l’honneur de son mari dans un bain chorégraphique dans lequel elle s’articule et se désarticule, s’oublie : la tyrannie, le chaos, la rébellion, la détermination… Les fondements de l’être sont travaillés, pétris. La tyrannie est, au final, rejetée comme mode de vie avec l’assassinat de Kriemhild car elle engendre le chaos. La liberté est bafouée.
Le muet, et a fortiori l’expressionnisme allemand, vous l’aurez compris, est un socle, une base. Riche et captivante. Indispensable. Un héritage à assumer car on ne peut tirer un trait sur des artistes tels que Fritz Lang, Murnau, Wiene ou Eisenstein pour les plus connus. Il est d’ailleurs étonnant de constater que les jeunes réalisateurs contemporains ne s’appuient que sur un cinéma qui n’a commencé, pour la majorité d’entre eux, qu’en 1965, prélude aux seventies, avec des monstres comme Aldrich ou Leone. Aldrich n’est-il pas est un cinéaste qui évoque l’éminemment physique, les corps en mouvement, leurs chorégraphies, leurs luttes, leurs silhouettes, leur courbes, leurs tailles, leurs musculatures, le duel… Ne retrouve-t-on pas ces particularités dans le muet et dans les Nibelungen par exemple ? La force des réalisateurs de cette époque est d’avoir réussi à intégrer un mode, un système de représentation, puis à le transcender avec leur style. Le cinéma fonctionne par réseaux. Les Nibelungen est une occasion rare de pouvoir renouer avec l’histoire du Cinéma. Il faut savoir vivre avec son passé, le comprendre. Le film de Fritz Lang, ainsi que Faust, Tabou ou Nosferatu permettent de cristalliser quelques-unes des tares qui « polluent » le cinéma contemporain, peut-être encore trop immature ou trop en admiration face à leurs mentors des années soixante-dix dont ils n’arrivent pas à se démarquer… Dès lors, Les Nibelungen apparaît comme une œuvre essentielle.