Les Habitants

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La rigueur comique d’un Tati lovée dans la paume d’un Gilliam pince-sans-rire.

Est-il possible de résumer l’intrigue des Habitants ? Pas vraiment. Le film d’Alex van Warmerdam ne saurait mieux être introduit que dans la description de ses personnages, cousus sur des décors. Balayés par les vents, deux rangées de bâtiments sournois s’observent. Abritant une poignée d’humains, l’ensemble trace vaguement les contours d’un village. Un tas de commères anonymes épient, papotent, scrutent chaque habitant. Pour nourrir ce beau monde, un boucher lubrique marié à une bigote puritaine, père de Jacob, enfant longiligne rêvant d’un ailleurs exotique. En parallèle, une jeune femme en manque, épouse d’un garde-chasse stérile et bigleux. À quelques pas, un bois irréel, magique, théâtral. Naviguant entre ces deux mondes, un facteur, espiègle, parcourant chaque lettre. Enfin, Agnès, une brune mystérieuse, disparaissant, apparaissant, sans aucune préoccupation pour les raccords.

Dans Les Habitants, planches et pellicules entrent en collision. Alex van Warmerdam, sans jamais tomber dans les lieux communs du théâtre filmé, réinvestit ses qualités de metteur en scène dans la construction d’un film qui juxtapose fixité du cadre et mouvement des personnages. Van Warmerdam aime la mobilité, le dynamisme, mais ces Pays-Bas imaginaires, décrit dans Les Habitants, eux, le détestent. Du coup, soumis à des contraintes nationales, le réalisateur immobilise sa caméra. Le film transpire de cette asphyxie nauséeuse véhiculée par une nation dont l’ombre plane sur Les Habitants. Van Warmerdam, dans son film, divise : habitants espiègles, mouvants, coquins, contre frustrés, bigots et déviants. Le réalisateur, courageux, éprouve l’idée jusqu’au bout, choisit son camp, joue le postier. Acteur facétieux, réalisateur habile, deux casquettes pour un homme talentueux.

À un seul moment pourtant,  van Warmerdam semble déraper. Les Habitants distille un comique pur, fils sonore des burlesques Keaton et Lloyd. On attend donc du film qu’il tourne autour de cet humour, sans jamais s’éloigner de cet orbite contraignant mais délicieux. Puis, drame, un mort. Pendant quelques minutes, la sale impression que le navire de van Warmerdam quitte les rivages du rire pour se noyer dans les tempêtes de la facilité tragique noue l’estomac. Et bien vite, retour au drôle. Le réalisateur se sert en réalité du pathétique, des larmes, comme d’un outil. Il le sort du tiroir, répare une séquence, et le range à sa place. Réussite du bricolage.

En plus de placer toute sa confiance dans la comédie, le réalisateur saupoudre son film d’un onirisme cinématographico-théâtral. Dans l’enchaînement des plans, le bois se dessine en marge du village. Son absence de naturel saute aux yeux, orée rectiligne, absence de faune et peutêtre même arbres en plastique. Pourtant, par ses gens qui la traverse : mystique Agnès, curieux postier ; par ses éléments : mare incongrue, statue animiste, les végétaux en carton prennent une forme magique. Par factice, on pourrait entendre créé par l’homme, mais dans ce bois, une force surnaturelle œuvre pour le bien du film.

Comme pour ses personnages, van Warmerdam arbitre un conflit, opposant un paganisme onirique à un puritanisme normatif, tout en pipant les dés en se plaçant du côté des païens. Asséné par un dogme protestant aussi menaçant que contraignant, le message est pourtant clair : tu ne forniqueras point. En essence, le propos colporté par van Warmerdam est simple, mais en poursuivant la même trajectoire parfaite du comique – le boucher, sa femme, la femme du garde-chasse -, le réalisateur pousse la critique jusque dans ses derniers retranchements. Mon premier apparaît comme un affreux profiteur nymphomane, ma seconde comme la proie de mon premier tandis que ma troisième est une brave femme, victime de la stérilité pesante de son mari.

Donc qui blâmer ? Mon premier ? Pas exactement. Plus on avance dans le film, plus la folie fanatique de la femme du boucher clarifie la situation. Taraudée par des hallucinations, celle-ci s’ouvre à un effrayant univers religieux. Et quand ma troisième (la femme du garde-chasse) case sa nudité au tableau, nous comprenons que la bêtise – signifiant mauvaise identification du problème – prime. Le temps d’une fermeture de magasin, la coquine se rend chez le boucher, et dans l’arrière-boutique accomplit le péché… en cinq minutes top chrono. Sourire gêné, l’amante quitte la boutique. Pose malicieuse fendue d’un grand rire, van Warmerdam est clair : si la femme du boucher refusait les avances de son mari, c’était peut-être par pur refus d’une mauvaise partie de jambes en l’air. Sans pouvoir le reconnaître – poids religieux toujours -, la pauvre abstinente préfère écouter les conseils d’une statue de Saint-François. Par le truchement d’une attaque – un peu banale peut-être – contre l’interdit religieux, le réalisateur introduit l’insatisfaction féminine, cerise sur un gâteau déjà bien garni.

Curieux film stoïque que Les Habitants. Van Warmerdam, en fixant son comique mobile sur des décors à la lisière du fantastique, transpose sa passion pour le théâtre sur grand écran. Mais le réalisateur hollandais a l’intelligence de réfléchir les spécificités de chaque art. Le temps de quelques astuces de montage, de parallèles étranges entre les décors, van Wanderdam distille une cohérence perturbante, amenant le sentiment que ces espaces perdureront longuement en nous.

À lire : l’entretien avec Alex van Warmerdam.

Titre original : De Noorderlingen

Réalisateur :

Acteurs : ,

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Durée : 105 mn


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