Boire et déboires… Non, la tutelle scintillante de Blake Edwards sur Les Femmes de mes amis n’est pas si décalée ! Car rarement un film de Hong Sangsoo, flottant de beuveries en états d’ébriété plus ou moins avancés, n’aura approché l’absurde d’aussi près. Donc le rire, souvent, et le pathétique, tout autant. Curieux auspices, mais le cocktail de M. Hong, de fait, est étonnant ! Pour mieux s’immerger dans son film-liquide aux bulles amères, sinon grinçantes, un avertissement est peut-être nécessaire : comme nombre d’opus précédents du cinéaste coréen, celui-là s’annonce d’abord comme l’observation assez distante d’une déréliction ordinaire. Une observation d’autant plus dérangeante qu’elle semble procéder du hasard. Voire de l’improvisation. A mille lieues des comédies sophistiquées que l’Amérique, mâtinée d’humour "british", a su nous offrir, a priori…
Ici, c’est du brut, sinon du brutal. De la bière plutôt que du champagne. Disons du trivial. Pourtant, si l’on parvient à se détacher de l’amertume qui suinte ça et là ; si l’on arrive, également, à dépasser l’égocentrisme du personnage principal (anti-héros dont l’itinéraire, professionnel tout du moins, semble être calqué une fois encore sur celui du réalisateur), alors oui, ce récit sinueux, ponctué de petites et grandes lâchetés, est d’une drôlerie irrésistible. Témoignant, en dépit de ses tâtonnements et de ses répétitions, ou justement à cause d’eux, d’une vision tout à fait calculée et cohérente, en outre. Hong Sangsoo, cinéaste révélé et encensé dans tous les festivals depuis son premier long métrage – Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, en 1996 – est un sacré manipulateur… Entendez un artiste tout à fait original.
Maso
Nulle raison de s’étonner, dès lors, que ses films mettent aussi, parfois, mal à l’aise. La récurrence de ses thèmes – l’alcool désinhibant, le cinéma, refuge salvateur ou pas – la crudité des sentiments qui s’y exposent (l’orgueil masculin, parfois violent ; le courage féminin, parfois blessant) : l’ensemble n’est jamais tiède ni éventé, pas plus que les émotions contradictoires qu’il provoque chez le spectateur. La "faute", bien sûr, aux personnages moyens qui s’agitent sur le grand écran, en quête d’espoir et/ou de séduction, mais butant irrépressiblement d’échecs en déprimes. Eux c’est nous, quand bien même leurs petits arrangements avec la vie prennent une tout autre dimension dans cette Corée divisée, contrainte et humiliée.
La force du cinéma d’Hong Sansoo, c’est donc ça : ses obsessions basiques, stigmatisant la mesquinerie de l’humain, mises au service d’une esthétique tout à fait singulière, à moins que ce ne soit le contraire… Et la force nouvelle des Femmes de mes amis, c’est la dose de masochisme assumé qu’il injecte cette fois-ci à son histoire bancale (normal pour un ivrogne !). D’une chronique mélancolique, comme déréglée, l’on passe à une fable franchement burlesque. Celle-là même qui voit un homme, cinéaste "art et essai" de son état, chercher l’amour là où ses amis l’ont déjà trouvé. Donc à se fâcher systématiquement avec eux, entre deux cuites monumentales, sans que cette répétition n’ébranle apparemment son ego surdimensionné. Un aveuglement ô combien savoureux (l’homme d’images porte des lunettes, en même temps…) ! Boire et déboires en effet : ce cru 2010 est assez délectable.