Les Désaxés

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Cadeau d’adieu d’Arthur Miller à Marylin, troublant écho à la réalité (décès des trois stars du film), Les Désaxés est le film maudit par excellence, un chant du cygne qui annonce la fin de l’âge d’or d’Hollywood.

Reno, capitale américaine du divorce, se situe aux antipodes de sa flamboyante voisine Las Vegas : un point de non-retour où tout s’achève, où l’on abandonne les alliances dans une rivière à moitié asséchée, où l’on se saoule dans des bars miteux avant de se jeter dans l’arène du rodéo pour y trouver l’oubli d’une mort symbolique ou regagner son amour-propre. Reno est aussi la capitale de la mort : celle, symbolique de la glorieuse épopée de l’Ouest américain des années 60. Ceux qui s’y raccrochent sont des cow-boys désabusés, témoins d’un autre temps, incapables de s’adapter aux restes de leur nostalgie et de leur liberté passée.

La femme de Guido (Eli Wallach) est morte ; lui vit dans le souvenir de son expérience de soldat pendant la guerre. Perce (Montgomery Clift) a perdu son père ; ne parvenant pas à renouer avec sa mère, remariée, il traîne son corps endolori et son visage défiguré de rodéo en rodéo. Gay (Clark Gable), cow-boy grisonnant, homme à femmes, n’a plus de contact avec ses deux enfants et comme beaucoup de son âge, ne comprend pas le monde qui change autour de lui. Roslyn (Marilyn) arrive comme un boomerang dans leur vie : au contact de cette femme aimante et idéaliste, les traumatismes de ces hommes perdus vont se cristalliser et éclater au grand jour.

Ambiances nocturnes, rodéo cheap, déserts arides et infinis, maison inachevée, silhouettes humaines sans émotion – comme ce grand-père qui traîne un jeune enfant déguisé en cow-boy de bar en bar, refusant de voir qu’il n’y est pas à sa place, le décor concentre les enjeux du film. Les désaxés ne savent pas où aller, ni avec qui : tout juste divorcée, Roslyn suit les premiers venus sur son chemin avec cette confiance aveugle de la femme seule qui cherche une famille, qui veut arrêter d’errer. Les errements pourtant ne sont pas terminés, car Roslyn s’attache à ceux qui lui ressemblent, donne son affection caressante à ceux qui sont encore plus meurtris qu’elle, dans un élan maternel qui ne sert qu’à dissimuler sa propre solitude. Sans autre but dans la vie que de trouver une échappatoire à leur vie brisée, les désaxés tentent d’aller toujours plus loin, pour s’apercevoir qu’ils ne font que tourner en rond.

Dans le sourire fragile de Roslyn, il y a la lueur d’espoir du film à laquelle les trois mâles s’accrochent en développant chacun à leur tour une relation particulière avec cette femme qui semble concrétiser leur rêve − pour Guido, celui de la passion amoureuse ; pour Perce, celui de la mère et pour Gay, celui de l’épouse. Mais dans la gaieté forcée de Roslyn, on décele une peur panique de la mort qui éclate dans cette splendide scène où elle hurle, petite chose au milieu du désert, sa haine des trois hommes partis à la recherche de chevaux pour les tuer. Elle qui a tant besoin de croire en la vie ne rencontre sur son chemin que des hommes qui l’entraînent vers la mort : c’est pourtant elle qui vaincra au final, victoire amère puisqu’elle signifie pour les hommes l’abandon de ce en quoi ils avaient toujours cru.

Au-delà du fait que les thématiques portées par Arthur Miller correspondent parfaitement à l’univers de Huston et se retrouvent dans cette mise en scène impeccable et sans fioritures, Les Désaxés tire sa force du total abandon de ses interprètes. On sait que ce fut le dernier film des trois acteurs principaux : Clark Gable décéda d’une crise cardiaque avant la sortie, ayant épuisé ses dernières ressources dans les dangereuses cascades qu’il tint à effectuer lui-même ; Montgomery Clift disparut quelques années plus tard, sa vie ne tenant déjà plus qu’à un fil après l’accident de voiture qui l’avait défiguré ; Marilyn, elle, mourut dans la solitude et le désespoir en 1962. Le mythe des Désaxés tient à aussi à sa valeur de chant du cygne prémonitoire. Il y a à l’évidence une atmosphère mortifère dans le jeu fantomatique de Montgomery Clift, qui n’est plus que l’ombre de lui-même ; comme dans cette scène magistrale où il tente de faire croire que les traces de son visage ravagé ont disparu. En voulant exécuter lui-même la scène où le cow-boy Gay s’accroche à la corde attachée au cheval qu’il veut maîtriser, et se laisse ainsi traîner sur plusieurs mètres, Clark Gable cherchait aussi à s’accrocher à son image de mythe hollywoodien. Mais la lutte était aussi inégale que celle menée par son personnage.

Les Désaxés sort sur les écrans américains le 1er février 1961, annoncé par le producteur Frank Taylor comme « un chef-d’œuvre absolu, le film hollywoodien ultime » qui s’attend à de considérables retombées financières vu le nombre de stars des deux côtés de la caméra. Hélas, le film surprend par sa modernité et n’attire pas réellement le public – 4,1 millions d’euros,soit à peine davantage que le budget du film – mais se voit récompensé par une bonne partie de la critique qui voit dans le film l’avenir d’Hollywood. Marylin obtient un Golden Globe en 61, quelques mois avant sa mort tandis que John Huston est sélectionné au titre du meilleur réalisateur par ses pairs.

C’est au fil des années que Les Désaxés accède au statut d’œuvre culte, du film maudit dans lesquels les échecs collectifs et les drames individuels s’entrecroisent (dettes de jeu de John Huston, décès de Clark Gable deux mois après la sortie du film, suicide de Marilyn Monroe et disparition de Montgomery Clift). Écrit au départ pour Marylin, The Misfits devait être le cadeau d’adieu de Miller à sa femme ; il devient celui d’une icône voire d’une génération de l’ancien Hollywood à son public et reste certainement l’œuvre la plus atypique et la plus déroutante de son réalisateur avec ses héros vulnérables, fragiles et profondément « désaxés ».

Titre original : The Misfits

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Durée : 124 mn


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