Le grotesque de ces mêmes scènes dans son dernier film en date, The housemaid (2010), la façon dont elles sont amenées au spectateur et leur incidence sur le récit provoque l’effet inverse. On ne croit en rien et surement pas en la démarche du cinéaste. Remake de La servante (1960) de Kim Ki-young, l’histoire d’Eun-yi (Jeon Do-yeon), domestique couchant avec son maître, sous couvert d’une dénonciation des rapports de domination, semble n’avoir d’autres raisons d’exister que celle de filmer des scènes de sexe banales et inoffensives. On baise dans The housemaid comme on vit, comme on mange, comme on s’occupe de ses enfants. Il n’existe aucun décalage, aucune rupture entre les scènes du quotidien doré de la famille – la femme, le mari, l’enfant, la belle-mère – et les scènes d’amour avec la jeune servante, calculées au millimètre, sans âme. La domestique, présentée comme faible, idiote, forcement soumise pendant l’acte, fait l’amour comme une bourgeoise, la bouteille de Saint-Emilion jamais loin du cadre. La lutte des classes soit disant latente n’existe pas. Aussi sophistiqués que soient ses plans, sa mise en scène de l’espace, The housemaid reste à ce jour le film le plus conventionnel, le plus fade du cinéaste.
Déjà dans la dernière scène d’amour du très puissant Une femme coréenne (2003), Im Sang-soo avait tendance à forcer le trait, à chercher à tout prix le beau, quitte à tout perdre. La lumière du jour à travers les volets fermés, le piano accompagnant la jouissance de la jeune femme, tout le décor est au diapason de la libération sexuelle finale de l’héroïne. Le cinéaste oublie le sexe cru des minutes précédentes, l’intime nudité qu’on a partagée jusque là avec ses personnages et nous installe à des mètres de la scène, confortablement témoins de ce qui ne peut plus nous émouvoir. En quelques instants, Im Sang-soo nie la dureté des corps qu’il nous avait présentés jusqu’ici : un fils humilié, lavant le derrière de son père mourant à l’hôpital, sa mère lui avouant faire enfin de nouveau l’amour depuis la mort de son mari… Im Sang-soo s’emploie si activement à faire tomber les tabous que ses scènes de sexe paraissent, au fil des films, de plus en plus appliquées, de plus en plus réfléchies. Au contraire, la violence qui se cache derrière les corps apparaît elle toujours bouleversante et donne leur souffle à tous ses films. Les corps nus qu’il nous présente crus – Girls’ Night Out – ou sur-stylisés – The housemaid -, cachent des meurtrissures.
Deuxième film du cinéaste,Tears (2001) suit le quotidien de jeunes adultes livrés à eux mêmes dans les quartiers défavorisés de Séoul. Les femmes s’y prostituent, les hommes les exploitent et malgré tout l’espoir qui se dégage de son finale, la noirceur qui en émane en fait le film le plus dur d’Im Sang-soo. La violence physique et morale de tous les plans envers les personnages féminins est présentée comme la seule réponse possible d’hommes ne sachant comment vivre avec elles. Plus encore que la scène d’ouverture – les premiers instants d’un viol collectif où l’on force des femmes à se déshabiller – on garde à l’esprit les gifles et les coups incessants, le ton sur lequel on leur parle. Grand inconnu, le propre corps de ces femmes ne leur appartient pas. Pire, il existe indépendamment d’elles, comme détaché. Qu’importe alors aux hommes de le détruire ? Quelle culpabilité pourraient-ils ressentir à détruire ce qui n’existe pas ? Loin de seulement illustrer la recherche de plaisir des personnages ou une émancipation par le sexe, les scènes de nudité chez Im Sang-soo renvoient sans arrêt à des corps sans propriétaire, ne vivant que par leurs blessures et leurs humiliations. Leur liberté n’est que factice.
L’inspection des hommes prisonniers politiques dans les premières minutes de Last president’s bang (2005) va dans ce sens en nous les présentant nus, de dos. Face à eux, un garde s’emploie à les humilier, examinant la forme de leur pénis, détachant leur corps de la raison même de leur incarcération, ne parlant qu’à leur corps. Les soldats qui participeront dans ce film à l’assassinat du Président Park Chun-Hee seront traités de la même manière : forcés de participer à la tuerie, de tirer dans les cadavres pour s’assurer de leur mort, et condamnés par la suite à la peine capitale comme on jetterait un corps devenu inutile. La seule révolte du corps possible chez Im Sang-soo peut sembler devoir passer par la révolte de groupe, comme il la met en scène dans les scènes de manifestations du Vieux Jardin (2006) ; une révolte vaine où les corps disparaissent un temps pour enfin exploser. Pourtant, en parallèle de ces scènes, Im Sang-soo filme Yoon-hee (Yum Jung-ah). Ce personnage – le plus puissant jamais filmé par le cinéaste – subit les conséquences de ces révoltes : son ami se retrouve emprisonné tandis qu’elle donne naissance à un enfant, lutte contre une maladie la transformant physiquement. Plus encore que de subir l’Histoire de son pays, Im Sang-soo la filme en lutte perpétuelle. Seule, elle vit, élève son enfant, rencontre un autre homme et existe dans le cadre plus encore que les corps nus de The housemaid. La voir chauve à la suite de sa maladie provoque un malaise, une gène beaucoup plus grande que celle des scènes de sexe disséminées dans la filmographie du cinéaste. Davantage que la nudité des beaux interprètes d’Im Sang-soo, la lutte de Yoon-hee face à un corps qu’elle ne contrôle plus, face à un corps qui lui échappe, bouleverse.