Les Contes de la nuit

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Mise en abyme du cinéma, Les Contes de la nuit en révèle les pouvoirs fantasmagoriques comme émancipateurs.

Une fille, un garçon, un vieux technicien et une chouette. Ni lieu, ni nom, ni passé ; mais des histoires à raconter. Bienvenue dans Les Contes de la nuit.

 

Les pouvoirs fantasmagoriques du septième art

 

Dans la foulée de Princes et Princesses (2000), Michel Ocelot poursuit son expérimentation formelle autour de l’enchanteresse technique du papier découpé, rendue célèbre par son utilisation pionnière dans Les Aventures du prince Ahmed (Lotte Reiniger, 1926). La préciosité de cette technique d’animation – longue et complexe à produire – la rend d’autant plus élégante. Mais, en bon conteur qu’il est, Ocelot ne se contente jamais d’un exercice de style. Chez lui, le choix d’une technique relève d’abord d’un geste esth-éthique, à la fois artistique et moral. Dans Les Contes de la nuit, c’est le pouvoir fabulateur du septième art que rehaussent les papiers découpés.

La mise en abyme du cinématographe est on ne peut plus claire. Alors que la ville s’éteint progressivement, les lumières du cinéma s’allument et ouvrent un univers de rêve. Le papier découpé et ses formes délicates, dignes d’un travail d’orfèvre, illustre à merveille le pouvoir fantasmagorique du cinéma – et, plus largement, de tout art du spectacle. Mais, chez Ocelot, tout spectacle procède d’un travail créateur ; même les rêves les plus fous proviennent bien d’esprits féconds et de mains habiles. C’est tout l’enjeu des séquences entre chaque conte, où l’on voit la fille, le garçon et le technicien discuter, préparer et façonner la prochaine histoire. Le réalisateur y met en abyme son propre métier d’animateur en observant minutieusement les tracés au crayon sur les pages vierges, les recherches documentaires sur les décors et les costumes et les sources d’inspiration iconographique. Loin d’être de simples intermèdes, de pareilles séquences forment en réalité le cœur du film, puisqu’elles explicitent le processus de conception des contes proprement dits et, plus généralement, de l’art de produire des rêves.

Venons-en à ces rêves. Nés du cinéma, ils vivent également à travers le cinéma, puisque c’est sur la toile de la salle désaffectée que s’animent les contes ; situation miroir de celle du spectateur dans sa propre salle de cinéma, bien vivante quant à elle. Dès lors, la salle de cinéma apparaît comme non seulement un espace de projection – des images comme de soi –, mais également de reconfiguration de l’imaginaire collectif. De ce point de vue, les contes offrent une kyrielle d’archétypes sociaux que les enfants – et Ocelot – s’amusent à déconstruire et reconstruire au gré de leurs envies.

 

 

Vers une reconfiguration imaginaire de soi

 

Dans ce lieu hors du temps et de l’espace, s’inversent ainsi genres et classes. La reconfiguration des genres est la plus marquante, car elle fournit la trame récurrente des six contes du film : tous racontent l’histoire d’amour impossible entre une femme et un homme et les ruses que les deux déploient pour se réunir. Si le schéma classique du héros masculin délivrant la princesse prisonnière (« L’Élue de la ville d’or », « La Fille-biche et le Fils de l’architecte ») demeure la norme, il reste néanmoins contesté de l’intérieur, voire renversé. Ainsi, c’est la fille du roi qui comprend et révèle les pouvoirs magiques du héros du « Garçon tam-tam », quand ce n’est pas une princesse qui délivre un homme emprisonné (« Le Loup-garou »). Enfin, lors des séquences de conception des contes, la jeune fille ne manque pas de moquer le caractère machiste de certains contes, à l’instar du « Garçon qui ne mentait jamais », où le personnage féminin trompe le noble héros.

Plus discrète, l’inversion et la subversion des classes sociales est pourtant davantage progressiste. Dans « Le Garçon qui ne mentait jamais », fidèle à la tradition d’ascension sociale du genre, le personnage masculin, parti de rien, accède à la royauté tibétaine. D’autres histoires mettent en scène la destruction d’un système socio-politique inique : « La Fille-biche et le Fils de l’architecte » celle du cruel sorcier qui retient Maud prisonnière et « L’Élue de la ville d’or » celle de ladite cité, dont la richesse repose sur l’exploitation et le sacrifice de ses plus belles femmes. Quant à « Tijean et la Belle-sans-Connaître », c’est la notion même de domination que récuse le héros éponyme, un simple hère antillais qui préfère se contenter de peu plutôt que de régner sur le tyrannique empire des morts.

Au travers de six contes à la riche symbolique et de leurs méthodes de fabrication, Michel Ocelot narre avant tout le potentiel émancipateur – par l’imaginaire – du septième art. Libre au spectateur de poursuivre l’utopie au sortir de la salle de cinéma.

 

« L’Élue de la ville d’or »


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