Il est aujourd’hui acquis que le cinéma se sert de la réalité, qu’il la manipule, et cela n’impressionne plus personne. Pourtant, depuis les années 50, de nombreux cinéastes ont tenté d’inscrire leurs œuvres dans un réel plus proche, plus concret, plus présent. Après la seconde guerre mondiale et le fort questionnement qui suivit (notamment artistique, sur ce que l’on peut retranscrire du réel, ce que l’on est en droit d’en reproduire ou non), beaucoup ont décidé de se « colleter » à la réalité, d’y aller franchement, quittant les studios, tournant vite et sur le vif, improvisant, dans l’espoir de capter à l’écran la vie du réel. Le mode de captation ainsi instauré est, cinquante ans plus tard, toujours d’actualité, qu’il s’agisse de « petits » films sans le sou (notamment 4 mois, 3 semaines, et 2 jours (2006) du roumain Cristian Mungiu, ou, plus récemment encore, Serbis (2008) du philippin Brillante Ma. Mendoza), ou bien d’oeuvres commerciales à gros budget (à l’instar de la Mémoire dans la peau (2002), de Doug Liman, et tant d’autres). Aux mouvements lisses et fluides du cinéma classique, on préfère désormais l’aléatoire saccadé de la caméra portée. La montée en force du reportage télévisé, et même de la captation amatrice, a instauré une manière de lire dans l’image un réel qui ne se dévoile que derrière l’énonciateur. Jamais n’avons-nous été plus assuré du fait que derrière le film que nous regardons, se trouve une équipe – et c’est bien là le paradoxe de l’inscription du réel dans le film de cinéma : il semblerait que le système de captation cinématographique ne puisse pas, pour assurer un certain réalisme, se faire oublier. Le cinéma du turc Nuri Bilge Ceylan paraît cependant offrir une élégante alternative à cette esthétique de la maladresse devenue désuète, quelque peu grossière et superficielle. La manière dont Ceylan travaille ses films semble de prime abord aller à l’encontre de la possibilité d’une esthétique réaliste ; mais il se dégage de ses cadres, de ses longs plans fixes, ou bien encore de sa lente mise en scène, une certaine perfection formelle dans laquelle peut se lire la vie elle-même sous ses aspects les plus essentiels. En se basant sur Les Climats (2006), son film le plus « réaliste », nous nous demanderons comment Ceylan parvient à se rapprocher autant du réel sans utiliser les ressorts classiques du réalisme cinématographique ayant cours dans de nombreuses cinématographies depuis des décennies.
La représentation du vide, caractéristique essentielle de la condition humaine
Les critiques européens ont beaucoup rapproché Ceylan d’Antonioni, avec qui il partage le même sens du vide, la même lenteur contemplative, et la même idée d’un monde dont le sens se délite peu à peu de plus en plus. On sait également que Bresson et Ozu font partie du panthéon cinématographique du cinéaste turc. Ce n’est donc pas un hasard si on retrouve ces trois cinéastes dans deux ouvrages de José Moure, théoricien du cinéma spécialisé dans l’étude de la représentation du vide au cinéma, entité ô combien paradoxale d’un médium qui, en général, n’a de cesse de combler son cadre rectangulaire (avec de la matière, de la couleur, du mouvement…). Si, selon Moure, Bresson use du vide comme d’un « mode d’approche transcendantal du mystère du monde », Ozu, lui, pratique « un cinéma de la vacuité énonciatrice, narrative, dramatique et spatiale qui restituerait le monde dans son inévidence et sa monotonie quotidienne ». Comme Ceylan, les films d’Ozu représentent la vie quotidienne à travers « l’évocation de petits drames domestiques (morts, mariages, conflits et succession des générations…) que vivent au jour le jour des familles japonaises menacées de dispersion ou de dissolution ». Or, que raconte Les Climats, si ce n’est la désintégration d’un couple et l’errance d’un homme, seul, incapable de se décider ? Ceylan, également, comme chez Antonioni, met en scène beaucoup de silence et de vide, d’ennui et de maladresse (des phrases qu’on fait répéter [qu’on n’entend pas bien, dans le sens auditif du terme], des gens qui ne se comprennent pas toujours [qui n’entendent pas bien, dans le sens de comprendre], des réponses surprenantes…), qui retracent la profonde solitude de l’homme, son impossible fantasme de communion absolue (qu’est-ce que le couple sinon cela ?), et ses aspects les moins avouables : à la fin du film le personnage principal est resté égocentrique (il n’enverra pas à son guide la photo qu’il a prise de lui), menteur (il n’avouera pas à Bahar son bref retour auprès de la femme avec qui il l’avait trompé) et indécis (il s’en va)… il n’a pas changé. « En même temps, je crois que mon personnage n’est pas entièrement mauvais, que c’est un être humain dans sa complexité ». Mais comment mettre en image la réalité de cette complexité ?
Un style réaliste
Un énonciateur discret
Ceylan limite la mise à distance instaurée par l’esthétique de la maladresse – lui serait plutôt dans une esthétique de la maîtrise, de l’anti-maladresse. Son extrêmement travaillé, plans fixes, plans séquences, jeu, dialogues, situations crédibles… tout est fait pour que rien ne vienne mettre en crise la réalité du film. Car si le cinéma n’est pas la réalité, il existe pourtant un pacte signé implicitement à l’orée de chaque film, pacte dans lequel « l’illusion de réalité est inséparable de la conscience qu’elle est une illusion, sans pour autant que cette conscience tue le sentiment de réalité ». Rien ne vient troubler notre vision des Climats, pour peu qu’on s’y laisse embarquer, et le Grand Imagier (cf. Albert Laffay) fait son travail de conteur, discret, pudique, mais jamais tape-à-l’œil.
Pour chaque film, « on a substitué à la réalité initiale une illusion de réalité faite d’un complexe d’abstraction (le noir et blanc, la surface plane), de conventions (les lois du montage par exemple) et de réalité authentique ». Or, si chacun de nous possède sa propre vision de la réalité, il existe pourtant divers critères objectifs qui permettent de juger du réalisme d’une œuvre. Comme l’écrit Metz, la duplication « porte en elle un certain nombre d’indices de réalité. […] …une reproduction assez convaincante amorce chez le spectateur des phénomènes de participation – participation à la fois affective et perceptive – qui achèvent de donner de la réalité à la copie ». Le talent réaliste de Ceylan serait alors d’avoir conféré aux Climats assez de réalisme (aussi bien thématiquement que stylistiquement) pour limiter chez le spectateur la conscience qu’il se trouve devant une copie de la réalité. En cela, l’antithèse d’un film comme Les Climats, pourrait être Serbis, une œuvre très différente, à cent à l’heure, dans laquelle le cameraman trébuche, nous offre son ombre au détour d’un couloir, et ne s’arrête jamais pour appréhender le temps et l’espace tels qu’ils le sont réellement. Sans parler de l’histoire, dont les évènements s’enchaînent de manière incessante.
Et en même temps, nous ne parlons pas du même film.