Le Voleur de lumière

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Une belle portée politique pour un léger manque d´engagement formel.

Ouvrons d’abord notre petit précis d’histoire kirghize… La chute de l’URSS laisse le Kirghizistan libre mais désoeuvré : succursale militaire et industrielle de l’empire soviétique, le pays entier se retrouve au chômage. Avril 2005 sonne l’heure de la « Révolution des Tulipes » : Askar Akaïev, initialement perçu comme le président le plus progressiste de l’Asie centrale, doit quitter la tête de l’Etat, chassé par des manifestants las de voir le régime se durcir sans cesse. Son premier ministre – Bakiyev – remporte les élections, puis devient lui aussi un tyran… Nouvelles émeutes en avril 2010. Le dernier arrivé se réfugie en Biélorussie, cela va de soi…

Nous en sommes là lorsqu’ Aktan Arym Kubat doit présenter son film à Cannes, à la quinzaine des réalisateurs. Le film était encore en projet lors de la « Révolution des Tulipes ». Ce contexte d’entre-deux révoltes est palpable dans tout ce film, conduit par le dégoût grandissant de la corruption dans son pays, exsangue. Aktan Arym Kubat rend ce dénuement tout en évitant de verser dans le misérabilisme. Plongé dans la vie quotidienne d’un village, on regarde les couples se disputer, les enfants jouer, et les hommes s’enivrer. Nul fatalisme, cela dit : le désespoir est souvent teinté d’humour, comme dans cette scène où notre voleur de lumière, bourré comme un coing, se lamente de n’avoir aucun fils, et propose à son fidèle ami bas du front – mais fort comme un taureau – de résoudre le problème avec sa propre épouse, avant de tenter l’irradiation de ses « hormones femelles »… d’une manière qui fût fatale à Claude François.

Monsieur Lumière, « Svet-ake » pour les intimes kirghizes, est un illuminé généreux, partageur avec sa femme, on l’a vu, mais aussi pirate de l’électricité. Il trafique les compteurs pour fournir ses camarades sans-le-sou. Tour à tour conseiller conjugal, éducateur et confident, il incarne le parfait sage à l’ancienne, celui vers qui les villageois se tournent pour conjurer les soucis. La bataille s’annonce rude : l’aura mystique contre le cynisme contemporain. Le chaman des pylônes courbera-t-il l’échine devant les potentats vénaux, pour voir enfin son ambition se concrétiser : construire des éoliennes afin d’alimenter la vallée en électricité ? Aktan Arym Kubat ne répond pas, et se contente d’exposer les dilemmes de son héros naïf et suranné, dindon d’une farce qu’il ne maîtrise pas, à l’image de cette carcasse de chèvre décapitée, avec laquelle on joue au bouzkachi.

 
 
La force que pourrait avoir ce film pâti toutefois de l’oscillation constante entre la peinture réaliste mais sensible d’un authentique village kirghiz, et un symbolisme poétique, plus ou moins métaphorique. Des visions d’ânes en rut prédisent l’environnement délétère dans lequel évolue Svet-ake, et l’entourloupe dont il va être victime. Ce caractère magique n’étant pas poussée au-delà, on reste sur notre faim. Dommage, car ces quelques écarts collaient bien avec le caractère visionnaire d’un protagoniste au potentiel scénaristique exceptionnel, capable de coller son oreille à un poteau pour en écouter les murmures électriques, comme on écoute une symphonie. Le démarrage en forme de conte traditionnel ancrait d’ailleurs le récit dans le registre de la fable ancestrale. C’était pourtant ce décrochement qu’il fallait exploiter dans la confrontation entre l’univers capitaliste – lunettes noires et costard – et celui, beaucoup moins fashion, des autochtones encore pétris de leurs traditions.

D’autant plus que le réalisateur lui-même interprète le rôle titre, conférant au film une dimension politique manifeste : le porteur de lumière, c’est évidemment le cinéaste engagé, et fort inspiré dans son cas, puisque, sans le savoir, Aktan Arym Kubat annonce quasiment le ras-le-bol général et l’éclatement des dernières révoltes. A travers l’obstination du héros, on devine son propre refus du pathos, sa volonté de montrer les facettes d’une population lucide et honnête, non pas engluée dans le passé, mais tournée vers l’avenir. Consciente de la nécessité de s’ouvrir sur le monde, sans pour autant renier ses particularités… sans se prostituer, en somme. Car Le Voleur de lumière, c’est aussi l’histoire d’une pute malchanceuse, jadis destinée à mieux, mais contrainte de vendre son corps au plus offrant afin de nourrir sa famille, de se donner en spectacle dans des yourtes à sequins… Pour Aktan Arym Kubat, hors de question de céder à la pression, d’offrir aux yeux du monde l’image pathétique d’un Kirghizistan de pacotille.

Aktan Arym Kubat est observateur et devrait miser avant tout sur cette qualité. On pense à cette scène où Svet-ake se rendant à l’entretien pour présenter son projet écolo, son attention se porte avec appétit sur le peu de nourriture présente dans la salle d’attente… On perçoit son désir à la vue rapprochée d’un fruit juteux croqué par l’un des fonctionnaires, à sa fascination pour les bonbons du saladier. Après en avoir attrapé quelques-uns pour ses filles, l’éclat d’une discussion de bureau le fait méditer : « C’est pour ça qu’on a fait la révolution ? Pour tout voler ? Un peu de morale ! »… Notre voleur, penaud, remet ses trois bonbons à leur place. Son sentiment de responsabilité, dérisoire, fait sourire et attriste à la fois… C’est finalement dans ces rares mariages inattendus entre sensualisme et ironie qu’Aktan Arym Kubat se révèle le meilleur.

Titre original : Le Voleur de lumière

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Durée : 86 mn


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