Après l’arrêt prématuré de la grandiloquente série Rome, la célèbre chaîne américaine revient à la démesure en portant à l’écran l’intense saga littéraire de Martin, une fable politique baignant dans un univers de dark fantasy s’autorisant tous les excès moraux. Malgré le défi financier et artistique que représente la mise en image d’un tel récit, Le Trône de Fer se distingue par une sobriété et une âpreté rare dans la construction de son imaginaire. Car si le fantastique est bien présent dans le royaume des Sept Couronnes, il y est extrêmement mesuré dans cette première salve d’épisodes. Tous les éléments magiques ou fantastiques ne sont que des légendes reléguées à une époque antérieure, mais prêtes à refaire surface. L’univers dépeint est donc assez proche visuellement d’une représentation classique du moyen-âge européen, tout en se montrant allègrement bigarré grâce une diversification topographique très précise, dévoilée progressivement lors de l’ingénieux et superbe générique d’introduction.
Toute la construction de la série repose sur la densité : densité géographique, mythologique, ethnologique, politique, narrative… Cette épaisseur à la fois complexe et cohérente servant un objectif fort simple : de puissantes familles convoitent progressivement l’unique trône du royaume. Par fierté, honneur ou vengeance, des dizaines de personnages se retrouvent liés, parfois malgré eux, à ces luttes intestines, et pour la plupart, voient leur avenir s’assombrir bien plus vite qu’ils ne le pensaient. Ici réside la force envoûtante du Trône de fer, la destinée plus qu’incertaine d’une galerie de personnages attachants ou délicieusement détestables, suivis fébrilement par un récit d’une cruauté insatiable, jamais chiche à sacrifier n’importe qui, n’importe quand, quitte à endeuiller profondément le spectateur impliqué. Cette insécurité permanente tient d’abord au talent de Georges R. R. Martin pour élever ses personnages à leur plus haute intensité, dévoilant leur force et leurs failles, rendant crédible chaque situation et imaginant un enjeu poignant pour chacun d’entre eux. Cette précision narrative et cette rigueur dans la péripétie sont restituées intactes par l’adaptation HBO. Mieux, le casting absolument irréprochable assure une dimension nouvelle au texte, porté dans cette première saison par Sean Bean, un habitué du costume depuis son rôle de Boromir dans Le Seigneur des Anneaux. Tout comme dans Rome, le soin apporté à l’interprétation des personnages est étourdissant, Peter Dinklage (récompensé aux Emmy et aux Golden Globes) dans son rôle d’hédoniste opportuniste compose la plus grande attraction de la série et fait de Tyrion Lannister un personnage attachant et passif, jusqu’à devenir le principal point de relai du spectateur. On notera enfin le soin tout particulier apporté à l’interprétation des nombreux enfants qui constituait sans doute un réel casse-tête pour les créateurs de la série. Défi transcendé par des jeunes acteurs crédibles et parfois complètement inquiétants dans leur rôle comme le maladif Robert Arryn et surtout le Prince Joffrey immédiatement détestable, générant un malaise glacial à chaque apparition.
Si l’adaptation effectuée par HBO n’est pas exempte de défauts (quelques chutes de rythme en début de saison dues à la complexité de l’univers politique de la série), elle parvient à une exhaustivité rare dans la mise en place des très nombreux personnages, de leur passé et de leurs enjeux futurs. Facilité par la construction du livre, divisé en courts chapitres rattachés au point de vue d’un seul personnage à la fois, l’adaptation du Trône de Fer reste pour l’instant très proche du texte et ne fait que de rares concessions. La principale étant le vieillissement d’une grande partie du casting, pour des raisons pratiques (limiter le nombre d’enfants) et morales : Daenerys, dépucelée de force à 13 ans par un chef barbare est finalement interprétée par Emilia Clark, la vingtaine passée… Reste que la violence graphique et les intrigues libidineuses du matériau initial ne sont, dans la grande tradition HBO, pas étouffées par la traduction télévisuelle mais au contraire mises en exergue par la chaîne dont le très grand public n’est pas la cible privilégiée. Inceste, assassinat d’enfant, prostitution… l’univers de Westeros se tient très loin de l’approche austère et chevaleresque d’un Seigneur des Anneaux et propose une vision nouvelle de l’Héroic Fantasy à l’écran. A la fois rude et fraîche, la construction anti-manichéenne du Trône de Fer est soutenue par l’étonnante beauté visuelle des décors et leur variété. On passe allégrement d’une imagerie arthurienne typiquement british au baroque inquiétant des Eyrié, sans oublier l’exotisme tribal et barbare des Dothrakis. La facture visuelle, rendue crédible grâce à l’utilisation de décors réels (pas d’incrustation en fonds verts), conjugue habilement authenticité et mystère, bien aidée par l’une des plus belles photographies contemplées dans une série télé.
Ecrasant dès le premier épisode 90% des productions cinématographiques actuelles touchant de près ou de loin à l’héroic fantasy, Le Trône de Fer n’est rien de moins qu’une leçon de production orchestrée par HBO, soucieuse de son public et de l’univers dont la chaîne s’empare. D’autant que celle-ci place directement cette première saison au sein d’un corpus d’œuvres aux connexions évidentes, faisant d’HBO une chaîne dotée d’une vision d’ensemble, où l’on retrouve au sein de ses plus prestigieuses productions un thème récurrent : la politique. La construction du Trône de Fer n’est en cela pas si éloignée de celle de The Wire qui distribuait consciencieusement les points de vues pour décrire au mieux l’état de la ville de Baltimore, et en tirer un constat pour le moins universel. De la même manière, la richesse du Royaume des Sept Couronnes permet de s’intéresser aussi bien aux plus hautes autorités du pouvoir qu’aux plus marginaux des exclus. La « zone grise » étant bien sûr privilégiée pour éviter à tout prix un manichéisme castrateur et rendre compte de l’instabilité d’un royaume potentiellement constitué de traîtres en puissance. L’univers fictif servant toutes les dérives, le spectacle politique et ontologique que nous offre HBO promet également de belles métaphores lourdes de sens, assumant de fait son statut de conte pour adulte cruel et audacieux. La seconde saison, diffusée dès avril prochain outre-Atlantique, s’affiche déjà comme un tournant pour la série. En termes d’audience à préserver bien sûr, mais aussi en termes visuels et narratif comme l’annonce le cruel et magnifique dernier épisode de la première saison, où de nombreux chamboulements semblent aussi inévitables que bienvenus pour conserver ce même niveau d’intensité. Mais avec l’incroyable Carice Van Houten annoncée pami les nouveaux arrivants, les producteurs semblent sur la meilleure des voies…