Partition ultra-classique, à laquelle s’ajoute l’apparente double peine d’avoir casté un acteur principal britannique (Irlandais même), le Gabriel Byrne de Usual Suspects (Bryan Singer, 1994) ou de L’Homme au masque de fer (Randall Wallace, 1998). Physique d’un Al Pacino sans la noble filmographie, pas évident a priori de gérer ce guest – pari risqué même, d’accorder la dignité de sexagénaire au jeu classique à la volubilité de Devos.
C’est une affaire de timing que le film réussit. Dans La Dame de trèfle (2008), Bonnell s’octroyait le temps d’une enquête criminelle, passant par le suspense du film policier, pour fouiller des rapports fraternels ambigüs. Des personnes ordinaires, quoique toujours un peu déviantas, confrontées au délai qui pourrait changer toute leur vie. Ici, c’est d’une existence ordinaire saisit en route, entre l’exécution d’un travail (une pièce où Alix tient le rôle principal) et la recherche d’un autre rôle (un casting), qu’il extrait la matière d’une embardée sentimentale.
Ce principe du temps imparti, compté, est celui qui régit tout mélodrame. Ici, c’est le temps d’une audition à Paris, premier déplacement symbolique, puisque Alix la comédienne est en tournée à Calais dans une pièce d’Ibsen. Elle débarque à Paris comme en voyage alors qu’elle y est domiciliée, sans contact avec son compagnon alors qu’ils vivent ensemble, déracinée chez elle, en visite. Dès six heures du matin elle court, et ce chignon que la caméra quitte peu sautille dans les rues de la capitale.
La grande maîtrise visuelle du film est de ne jamais servir d’écrin à un face-à-face d’acteurs. Dès la première scène du film, la mise en scène prend en charge la présentation du personnage féminin, ses frémissements, par à-coups et par scènes, surtout. Passer de plans tressautants et inquiets de scènes de métro jusqu’à la solennité sombre d’une chambre d’hôtel, Bonnell sait faire, recréant une cartographie moderne de la rencontre amoureuse plus que suivant quelques traces du mélo classique.
La grande distanciation de son cinéma naît aussi de sursauts comiques, cruels même, qu’il applique à ses personnages. En cela on pense au Arnaud Desplechin de Un conte de Noël (2008), et à cet humour, « politesse du désespoir », qui lui seul permet le salut, sans quoi ses personnages seraient à bout de souffle, écroulés par la force de leurs sentiments. La rencontre entre Alix et sa sœur, ou bien sa gestion chaotique du téléphone portable, sont les étapes de notre rencontre avec ce personnage féminin en pointillés comiques. D’un a priori assez conventionnel, le film progresse vers la mise à nu d’une personnalité, la compréhension intime de sa trajectoire et des raisons de cette aventure. Car si Gabriel Byrne est bon, c’est surtout à Emmanuelle Devos et à la direction d’acteurs de Bonnell que le film doit sa partition délicate, son cheminement nuancé où une femme ordinaire se transforme en une héroïne dramatique.
Ainsi le film s’émancipe même d’un achèvement lui aussi plutôt attendu : une gare et un dernier coup de fil (cet amour des répondeurs !) qui scellent la décision d’une femme, sans que jamais l’affair ne prenne un tour pathétique. Politesse du désespoir on a dit.