En lisière d’un certain cinéma espagnol puisant dans l’outrance ses figures séminales, se tient une œuvre ténue, secrète, faite de détours et de suspensions feutrées, de visages et de regards ouverts sur l’indicible : celle de Víctor Erice.
Dans cet univers intensément singulier, tout entier peuplé d’échos et de résonances, s’esquissent plusieurs figures permanentes. Une lumière, déjà – dorée, rasante ou diffuse, sans cesse réfractée, qui se fraie un chemin parmi les ombres, se répand dans les espaces telle une ondée chargée de secrets. Des voix et des sonorités aussi – étouffées ou chuchotées, perdues dans les lointains, déployant le monde en une rumeur insaisissable. Un cosmos entier de textures qui bruissent et flamboient, de motifs où se sculptent les vides et se creusent les silences, traversent ce cinéma d’une extrême sensitivité, dont chaque image éveille une nécessité intime. Tout y repose sur une dynamique de l’entre-deux : ombre et lumière, nuit et jour, enfance et âge adulte, passé et présent, individu et monde cohabitent, s’épaulent ou se déchirent.
En effet, « la pression effectuée par la censure franquiste a induit chez de nombreux réalisateurs (…) une tendance marquée au montage elliptique, à la métaphore et au langage symbolique qui, par son ambivalence fondamentale, crée une polysémie et permet de multiplier les niveaux d’interprétation. Cette contrainte, née d’un système répressif, est devenue un style qui s’est prolongé chez les jeunes cinéastes arrivés à la fin du franquisme, moins par nécessité que par choix explicite d’indiquer que le sens n’est pas donné mais à construire » (2). Les films d’Erice ne sauraient donc se réduire à leur contexte de création : le fait est que Le Sud, sorti presque une décennie après la fin du franquisme, repose autant sur les vides et les non-dits que L’Esprit de la ruche, qui fut pour sa part confronté à la censure du régime. Les récits partagent cependant un même cadre marqué par la répression – à l’issue de la guerre civile pour l’un (1940), au cœur de la dictature pour l’autre (1957).
D’un film à l’autre, les êtres restent fermés ou opaques, retranchés dans leur solitude, et la famille se fait l’incarnation d’une société clivée, repliée sur elle-même, incapable de communiquer. La guerre civile est à la source du traumatisme des adultes et, ce faisant, infuse jusque dans un présent figé, comme englué dans une perpétuelle lumière de miel, incarnant à même la chair des images cette dévitalisation propre au régime franquiste, ses puissances d’immobilisation et de mort. Les deux métrages épousent ainsi une dynamique commune : dans un écrin de torpeur et d’affliction, rongé par la ruine et les souvenirs, une enfant doit apprendre à grandir, telle une fleur fragile et solitaire qui, se tenant au bord du gouffre, résiste en dépit de tout à son appel.
« Pour les cinéastes de la génération de Víctor Erice, la guerre civile, qu’ils n’ont pas connue directement, est une cicatrice indélébile qui affleure dans la plupart de leurs films à travers l’expérience et le regard d’enfants. Les enfances de ces personnages fictifs ne sont que la projection, sur l’écran du présent, des enfances de ces cinéastes qui se sont déroulées sous le signe d’un traumatisme collectif s’étant prolongé bien au-delà de la guerre elle-même (…) Si les films de Víctor Erice (…) sonnent si justes (…), c’est parce qu’ils montrent, non pas ce que fut l’Espagne de 1940 ou de 1957, mais ce qu’elle est dans la mémoire collective : un monde de silence, d’absence et de destruction » (3). Il s’agit, en premier lieu, de former des impressions, de travailler des signes plus que des faits. L’Histoire et ses souffrances se fondent dans le lit d’un présent mortifié et fantasmatique, à la croisée du réel et du mythe.
« Raconte-nous une histoire d’avant notre naissance » (4)
Avec Le Sud, Víctor Erice n’a même plus besoin, comme dans son précédent film, du fantastique et de son cortège symbolique pour fantasmer le réel : ici, mystère et fascination s’abreuvent aux racines de situations pleinement ordinaires, coulées dans la trame muette des rêveries et des jours. C’est l’histoire d’une énigme, celle que pour tout enfant ses parents représentent, en qualité de fantômes familiers, et pourtant si peu connus. Aux yeux de la petite Estrella s’ouvre un univers entier – celui d’un père, fait de mystères chuchotés derrière la porte, de regards luisants dans la nuit, de dessins de femme précieusement conservés dans quelque tiroir. Le Sud est, de fait, habité par la question de la mémoire, de la quête de l’origine : son mouvement est celui-là même de la recherche, du retour. Modelé sur le timbre de la voix d’Estrella adulte, évoquant son enfance depuis une temporalité indéfinie, le film se fait tout entier conscience qui se souvient.
Chaque image du Sud renoue avec l’essence de l’art cinématographique, sculptant l’ombre et la lumière comme des puissances énigmatiques qui manifestent le travail de l’inconscient et de la réminiscence, dénudent ou suspendent le monde, inscrivent les objets et les lieux dans une véritable profondeur d’imaginaire. Les ouvertures et fermetures au noir inhabituellement longues qui jalonnent le récit se font la plus pure expression de cette inclination rêveuse, où le spectateur est amené à faire filmiquement l’expérience de la perte et de la remémoration. Dès lors, à travers ces plans qui peu à peu se dévoilent et se dérobent en un clair-obscur mouvant, c’est une sorte de glissement perceptif qui se joue, comme si nous appréhendions ces images sur le mode de l’écoute (5).
Peut-être le cinéma parvient-il alors à tutoyer cet horizon de synesthésie, cette Stimmung que l’art appelle de ses vœux depuis toujours : ici, les sons évoquent irrésistiblement des images, des matières, des couleurs, et les images des tonalités, des textures, des humeurs. Rarement, de fait, aura-t-on approché de si près une telle impression d’harmonie nouée avec le mystère des choses : Le Sud est de ces œuvres, dévouées aux langages de l’enfance comme du poète, qui apprivoisent le silence et la nuit, chantent l’intime et ses énigmes. On y lave son regard pour mieux redécouvrir la magie de l’invisible, l’épaisseur de l’indicible, quand l’éclat d’un visage, la mélancolie d’un geste ou d’une danse, la pulsation émouvante d’un simple rayon de lumière noyé dans l’obscurité, épousent jusqu’aux dimensions d’un monde. C’est comme si tout le film tendait vers quelque chose de l’ordre d’une expérience primitive, presque fœtale. Du reste, le récit ne se place-t-il pas d’emblée sous le signe d’une héroïne et narratrice qui a la vision de sa propre genèse, postulant effectivement le cinéma comme une « mémoire du temps que nous n’avons pas vécu » (6) ?
Il était un père
Une fois de plus, la guerre civile est cette fracture originelle par qui le malheur arrive, ce point de bascule qui sonne le glas d’une vie libre et insouciante. Ainsi de ce père qui, suite à son engagement dans le conflit, se voit exclu de sa famille et de la terre – évasivement désignée comme « le Sud » – qui l’a vu naître et grandir. Visage éteint, silhouette usée, l’homme emporte avec lui les stigmates de ce déracinement, en cette contrée reculée du Nord où il s’est réfugié avec son épouse. Les blessures d’une Espagne disloquée ne sont jamais rendues concrètes, mais chaque événement conté en est une conséquence, de l’exil du père jusqu’à la naissance de l’héroïne, fruit d’un désespoir insondable qu’elle tentera de convertir en élan de vie.
Le Sud substitue ainsi, au mouvement inquiet et irrésolu de L’Esprit de la ruche, une dynamique plus positive de recherche, d’enquête visant à résoudre l’énigme d’un homme secret et tourmenté. Celle-ci s’accomplira dans un mouvement postérieur au récit, laissant le spectateur face à la béance d’un appel à l’imaginaire absolument vertigineux (7) : le retour de l’héroïne là où s’est écrit le drame d’une famille déchirée par le cours de l’Histoire, en ce lieu lointain, aux accents de légende, dont le père fut jadis banni. Forger sa propre histoire en renouant les fils d’une trame déjà écrite, et faire de cette trajectoire même une expérience révolue et remémorée – tel est l’emboîtement, subtil et intense, auquel le film invite. L’émotion s’en trouve redoublée : chaque découverte et chaque désillusion, chaque attente et chaque projection d’Estrella bouleverse d’autant plus qu’elle se conjugue simultanément au passé.
Le génie d’Erice consiste à toujours ramener la substance de ses récits à un travail purement sensoriel du matériau filmique : tout sentiment, tout désir éprouvé par les personnages, reste en premier lieu une expérience lumineuse ou sonore, d’espace ou de durée. Ainsi de cette dernière entrevue, déchirante, entre un père et sa fille, qui ravive dans la matière même du film le souvenir d’une danse, et se conclue sur un échange de regards, où les corps accusent un éloignement spatial qui s’entérine définitivement au sein du cadre. Ainsi de ce Sud mythique, dont l’existence point au détour de quelques mots ou photographies, et qui s’inscrit, en creux d’un Nord figé dans le froid, le silence et la pénombre, comme un territoire fantasmagorique, havre de lumières enflammées et de couleurs chatoyantes, promesse d’une révélation à jamais engloutie dans les limbes de ce somptueux poème inachevé.
(1) Titre d’un projet inachevé de Jacques Tourneur.
(2) Pascale Thibaudeau, Image, mythe et réalité dans le cinéma de Víctor Erice, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 404.
(3) Ibid., p. 77.
(4) Réplique des enfants à leur mère dans Tree of Life (Terrence Malick, 2011).
(5) « Ecouter, c’est ne pas pouvoir maintenir présent, comme sous un regard, ce que l’on écoute. C’est, en même temps qu’on l’écoute, l’entendre déjà s’éloigner, devenir comme un lointain écho dans la mémoire », in Térésa Faucon, Théorie du montage : énergie, forces, fluides, Paris, Armand Collin, 2013, p. 224.
(6) Jean-Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma.
(7) Le film devait originellement conter le retour d’Estrella sur la terre natale de son père, mais le producteur Elías Querejeta, excédé par la lenteur du cinéaste, interrompit le tournage. En l’état, le dernier tiers du récit manque, mais Le Sud puise justement dans cette absence une dimension tout à fait fascinante : il n’évoque plus seulement le mythe, mais en devient un à part entière.