« Je ne suis pas très sûr… » C’est en substance par ces mots que le narrateur du film (que l’on identifiera très vite comme l’un de ses personnages principaux : le jeune instituteur du village) introduit le récit des troubles de cette communauté protestante de l’Allemagne du Nord pré-Première Guerre mondiale. D’emblée, cette incertitude quant à l’exactitude des faits évoqués donnera le ton du Ruban Blanc, dixième long-métrage de Michael Haneke, grand film achevant de le hisser parmi les cinéastes majeurs de notre temps. Par « grand film », il faut ici entendre aussi bien une pure évaluation, un positionnement – bien sûr discutable – quant à sa qualité globale, qu’une retranscription de la dimension même de l’objet, du point de vue de sa longue durée (2h24) comme de sa « contextualisation » (bien que la grande Histoire reste une rumeur, hors-champ, il est clair que ce film se veut plus ou moins représentation de l’état originel d’une certaine identité germanique).
Reste que ce qui, dans certaines circonstances – surtout lorsqu’il s’agit de parler d’un film de Haneke –, pourrait résonner comme un reproche (cinéma prétentieux, sadique, surplombant) doit être pris cette fois comme rien de moins qu’une sincère et totale adhésion à la magnifique et envoûtante proposition de cinéma qu’est ce film. Le Ruban Blanc est en effet l’un des films les plus immédiatement saisissants qu’il ait été donnés de voir en cette riche année. De par l’absolue clarté de ses images, tout d’abord. Rarement l’emploi du noir et blanc, dans un film contemporain, aura semblé autant en adéquation avec la volonté de situation historique d’origine. En couleur, il semble évident que l’attention aux moindres nuances constitutives de la grande limpidité de cette histoire aurait eu tendance à dévier, se perdre au profit d’une excessive focalisation sur tel contraste dans le dessin du paysage, telle qualité de peau d’un acteur… La viabilité du projet de reconstitution n’aurait pas manqué de confronter l’écoulement clair du récit à une défiance quant à la plausibilité de choix surtout techniques et artistiques (décor ; costumes…). Là où en l’état, Le Ruban Blanc n’importe que par le parfait alliage d’une sobriété sans faille (c’est à un film tout sauf hystérique et démonstratif que nous avons affaire) et d’une inquiétude, une attention particulière à la profondeur de champ, à l’amorce de chaque plan, inhérente à l’acceptation sans résistance d’une condition de pur et simple spectateur.
Ne pas croire cependant que tout, dans Le Ruban Blanc, serait aimable, que la vision du film ne serait qu’un plaisir, une expérience indolore. Bien au contraire : le cinéaste autrichien, fidèle à sa noirceur coutumière, ne manque pas de nous gratifier, sous l’éclat de sublimes plans larges en extérieur (en même temps que de servir de vecteur temporel et météorologique, l’éclat du jour donne à ces images une matérialité inouïe, une fragilité ainsi qu’un ancrage provoquant un sentiment rare de « renaissance » – de spectateur, du cinéma à lui-même) ou dans le cadre de scènes d’intérieur plaisamment austères, de situations sado-masochistes dont la « retenue » n’interdit pas de se rappeler que c’est bien l’auteur de Funny Games et de La Pianiste qui est derrière la caméra. Ainsi des actes comme des propos du médecin du village, envers sa fille et la sage-femme lui servant de compagne de substitution, depuis le décès de son épouse. À aucun instant Haneke ne cherchera à justifier la bassesse de ce personnage par une quelconque souffrance, une douleur enfouie. Non : la raison de cette perversité n’est autre qu’une parfaite impunité de patriarche. C’est en tout cas une possible explication… parmi tant d’autres (car, pour revenir sur l’avertissement inaugural du narrateur, tout ici est sujet à caution).
Mais peut-on en vouloir encore – surtout cette fois – à Haneke de ne faire film que du malaise, de ne fonder l’équilibre de son esthétique que sur le grand déséquilibre (social, psychologique, sexuel) fondateur de toute civilisation ? Jamais complaisant, Le Ruban Blanc restera tout du long à la hauteur de ses personnages, de leurs craintes, leurs excès, mais surtout leurs flottements. De cette proximité distanciée (joli paradoxe) résultent même de fort savoureuses scènes de comédie : l’hilarante rencontre de l’instituteur avec le père d’Eva, sa future fiancée (incarné par l’imposant et génial Detlev Buck), dont l’art d’installer les échanges mais surtout de manier les règles de la courtoisie surpasse en finesse et perversité celui du Christoph Waltz de la séquence inaugurale d’Inglourious Basterds. Car c’est justement la parole, davantage encore que la seule image, qui confère au Ruban Blanc son très grand potentiel d’envoûtement. Celle, off, du narrateur, qui comme précisé plus haut n’est autre que le protagoniste sinon principal, dans tous les cas le plus « neutre » de l’histoire, celui dont la singularité, la non-appartenance initiale à cette communauté (il demande au début du film, lors d’une planante et délicate scène de « coup de foudre », à une jeune fille à vélo si celle-ci ne pourrait pas apporter à son père un poisson fraîchement pêché) ouvrira à la possibilité d’un dehors, d’un regard critique (mais jamais méprisant) sur les évènements et les hommes, femmes, enfants qui l’entourent. Celle, in, de tous les personnages, dont l’existence reposera essentiellement, justement, sur la bonne énonciation en même temps que la bonne écoute des principes constitutifs de la stabilité de la vie collective comme de la sphère privée.
Grand film, donc, que ce Ruban Blanc. Grand cinéaste que Haneke, qui, tout en étant difficilement prévisible en ce qui concerne les directions prises par son étrange carrière (il y a quand même un monde entre Caché et Funny Games US, entre Funny Games US et Le Ruban Blanc), rassure avec ce dernier film quant à son aptitude à laisser bifurquer son art rigoriste et autoritaire, tout de dispositifs, vers les contrées incertaines d’une authentique fiction. Palme d’or méritée ? Pour semblable film, oui, sans aucun doute. Qu’importe au fond que l’attribution de celle-ci soit – comme il fut beaucoup dit… comme on peut aussi un peu le croire – le fruit d’un éventuel despotisme de la Présidente Isabelle Huppert (actrice française fétiche et grande amie de Haneke). Qu’importe que pour beaucoup la « Palme du cœur » ( terme agaçant, synonyme d’un manque de fairplay n’ayant pas lieu d’être, tant la valeur d’une œuvre ne peut et ne devrait se résumer à ses récompenses) soit le Prophète, film efficace mais un peu boursouflé de Jacques Audiard. Importe seulement, en ce mercredi 21 octobre 2009, jour de la sortie en salle du Ruban Blanc, d’aller voir le film, point. Et, si possible, de ne l’évaluer qu’à sa seule mesure : celle de l’une des propositions de cinéma les plus abouties de cette année.