“Les femmes vraiment honnêtes n’ont pas à se montrer trop pudibondes.” André Gide
Enterrement de première classe de la masculinité italienne
Vieux garçon invétéré, Alfonso (Ugo Tognazzi) tient une concession de voitures à un jet de pierre du Vatican. Déterminé une bonne fois pour toutes à renoncer à sa vie de patachon, il déclare sa flamme à Régina (Marina Vlady), jeune fille vertueuse de bonne famille, confite en dévotion. Ce qu’il ignore, malgré les signes avant-coureurs, c’est qu’il signe là l’enterrement de première classe de sa vie de garçon qui symbolise la masculinité italienne. Dès lors, on
comprend mieux pourquoi la censure catholique italienne a durement frappé ce film, le condamnant à une quasi invisibilité. Ferreri s’ingénie à détourner les codes de bonne conduite du sacrement du mariage. Il ne manque pas de souligner à gros traits parodiques le pathétique cocasse d’une situation maritale où Alfonso dépérit à mesure que Régina prend l’ascendant au sein du couple selon le syndrome de la reine des abeilles.
Baroud conjugal et frustrations au grand jour
Obligeamment appliqué à séduire sa compagne, Alfonso s’affaiblit par consomption graduelle, perd de sa substance malgré un reconstituant hormonal prescrit complaisamment et “contre toute attente” par le prêtre de la famille. Ayant engrossé Régina, ses tentatives à la séduire sont vouées à l’échec malgré des circonvolutions tactiles de plus en plus appuyées. L’intimité au quotidien du couple et son cortège de frustrations s’exhibent au grand jour en
des chamailleries de boudoir et les approches contrariées d’Alfonso culminent en autant d’observations hardies mais justes de la conduite d’une femme enceinte.
La proximité du Vatican semble apposer la bénédiction papale sur l’intimité de ce couple disparate. A la plage, le voile pudique de la religion proscrit le port du bikini en vogue et se satisfait du maillot de bain “une pièce” au grand dam du mari libidineux. Même le sacro-saint rituel de l’onction de l’huile solaire s’en trouve altéré. La religion et ses
rites intrusifs de pruderie s’insinuent partout où l’on s’y attend le moins.
L’intimité du couple est suspendue à une pudibonderie ridicule que Ferreri raille cruellement. C’est cette même intimité qu ‘il poussera à son paroxysme d’impudeur dans La dernière femme.
Le cinéaste de la démesure sexuelle s’en donne à coeur joie pour vilipender ces pratiques superstitieuses d’un autre âge faites pour conjurer les démons de la nuit. Son anticléricalisme farouche fait mouche à tous les coups dans une dénonciation de l’hypocrisie religieuse. Ce faisant, il truffe son film de notations à l’humour noir comme cette scène-phare de la concession familiale au cimetière où Ferreri se délecte des formalités matriarcales complexes et des rites funéraires qui sont bâclés par des considérations financières déplacées.
Marina Vlady : reine des abeilles et mante religieuse au visage de madone
De fringant macho, instinctivement butor avec les femmes, Alfonso se rabougrit comme le vieillard qu’il dit être à la fréquentation de Régina ; bientôt contraint de ménager ses forces tant elle le vampirise dans sa fringale permanente de sexualité pour procréer. Ereinté par l’observance stricte de son devoir conjugal, Alfonso profite d’une retraite spirituelle pour y déroger opportunément tandis qu’il reçoit placidement les préceptes assénés par le prêtre officiant dans un effet inénarrable.
Eblouissant d’apathie truculente, Ugo Tognazzi épouse le mimétisme de sa décrépitude programmée dans le même temps où Marina Vlady se mue de reine des abeilles à mante religieuse. Le piquant assumé du jeu de Marina Vlady lui vaudra d’ailleurs un prix d’interprétation mérité à Cannes.
La mante religieuse dévore le mâle afin d’engranger le maximum d’énergie au moment de la ponte. Le cannibalisme sexuel de la mante religieuse fait partie intégrante du processus de reproduction. Le cinéaste provocateur joue à plein de ce mimétisme avec la mante religieuse. Le regard de l’actrice semble chargé de maléfices qui cause le malheur de celui qui la fixe. Elle incarne la malchance, le mauvais oeil. En trahissant son voeu de chasteté, Régina effectue un transfert d’énergie. Le deuil lui sied comme à Electre et c’est sur son regard chargé de maléfices que
s’opère la tyrannie domestique dans une atmosphère familiale dévote entre une vieille tante illuminée et un frère épileptique.
Femme dévastatrice et castratrice, Régina est symptomatique dans son attitude hiératique du comportement de la femelle qui en vient à dévorer le mâle juste après l’accouplement. Le baiser de la mante religieuse est une morsure d’amour qui peut aller jusqu’à la dévoration et qui, en tous les cas, inocule un poison mortel. Outre la causticité de sa
mise en scène en décor naturel qui fait flèche de tout bois des situations graveleuses, le scénario est signé Rafael Azconsa (La grande bouffe, la petite voiture…).
Sexualité et parentalité: le mystère de la fécondation
Le lit conjugal est un passage obligé pour une sexualité bien partagée dans l’orthodoxie de la religion chrétienne qui encourage à un devoir de procréation dans les règles de l’art. Partant, le devoir conjugal est une obligation à laquelle aucun des conjoints ne peut déroger. L’écclésiastique de la famille, le père Mariano, qui est le directeur de conscience d’Alfonso se mue en “médecin spirituel”. Il en vient à prescrire au pénitent un reconstituant hormonal qui aurait reçu l’onction spirituelle pour revigorer ses élans du corps.
Le boom économique semble avoir désentraver les moeurs qui s’accommodent comme ils peuvent des oukases religieux que pourfend allègrement Marco Ferreri. Le prêtre confesseur est autant le directeur de conscience que celui des sens. La religion chrétienne vient à la rescousse du conjoint en panne sexuelle pour honorer son devoir conjugal au principe farfelu que “tout conjoint ne peut rejeter le désir sacré de l’autre sauf si il est empêché par la maladie”. Dans le même temps où il fait l’expérience de la sensualité, Alfonso fait celle de la parentalité qu’il appelle “mystère de la fécondation”. Il se plie à la servitude de la sexualité parce que “l’amour pousse à l’acte instinctif”.
Marco Ferreri se livre à un inventaire à la Prévert des impostures religieuses qui conduisent à abréger l’existence du pauvre Alfonso que le deuil de sa vie de garçon conduit à sa propre mort. La charge anticléricale est rude et dénote d’une aversion idiosyncrasique des prêtres et de la chose religieuse. Dans son film suivant Le mari de la femme à
barbe (1964), il poussera son bestiaire loufoque un cran plus loin.
Le lit conjugal sort en salle en version restaurée 4K distribuée par Tamasa.