Le Goût du saké

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Le dernier film de Yasujiro Ozu.

Le Goût du Saké (traduction approximative, mais fidèle à l’esprit ; le titre original désignant le goût d’un poisson, tout aussi représentatif du Japon que ne l’est l’alcool de riz) est le dernier film de Yasujiro Ozu. Il ressemble fortement à un film réalisé quatre ans plus tôt : le très beau Fleur d’équinoxe. Il y est toujours question d’un mariage et des rapports qu’il implique entre un père et sa fille. Formellement, les films déploient une même atmosphère mélancolique : en ce sens, Le Goût du Saké clôt l’œuvre en couleur de la même manière que Fleur d’équinoxe l’avait ouverte.

Il est néanmoins intéressant de voir ce qui a changé entre les deux film, afin de saisir l’écart entre les deux, par exemple au niveau de la question du bonheur. Ce mot est très utilisé dans les deux films : il désigne ce que les parents souhaitent plus que tout à leurs enfants. Mais les conditions du bonheur ont changé. Dans Fleur d’équinoxe, le père associait l’idée de bonheur au confort : l’important était que le mari dispose d’une richesse suffisante pour qu’il n’y ait plus de soucis à se faire. Dans Le Goût du Saké, le bonheur est désormais rattaché à la liberté de l’Amour : l’important est de se marier avec l’homme désiré. Ce changement va de pair avec la deuxième grande différence : le statut donné au père. Celui du Goût du Saké n’est plus aussi viril, dominant, que le précédent. Ce n’est plus le guerrier, le samouraï : il a accepté la défaite. Le choix de l’acteur Chishu Ryu est fondamental : son physique et son jeu teintent le personnage d’une réelle douceur. On pourrait dire : une douceur quasi féminine.

C’est que le film poursuit directement l’idée déployée dans Fleur d’équinoxe : il y a eu renversement entre la figure féminine et la figure masculine. Désormais, il faut chercher la domination du côté des femmes. Ainsi, la première partie du film nous montre que la femme a, en quelque sorte, pris les choses en main : c’est elle, maintenant, qui dirige la famille, qui a les pieds sur terre. C’est elle qui fait figure d’autorité. Les hommes paraissent plus passif : soit ils sont enfantins, soit ils deviennent vieux.

Le film part de ce constat pour construire une des deux idées majeures qui le traversent : il n’y a pas de progrès, juste des changements. Fleur d’équinoxe suggérait déjà cela, par moments, mais Le Goût du Saké l’approfondit, en nous montrant que le renversement de la figure d’autorité n’implique pas une meilleure compréhension entre hommes et femmes. C’est particulièrement le cas dans deux scènes, à la structure triangulaire. La première montre le moment où un ami du jeune couple, formé par Koichi et Akiko (respectivement mari et femme), vient leur rendre visite pour les pousser à acheter des clubs de golf. On saisit très bien, dans le triangle qui se forme, comment prend place l’autorité d’Akiko. Si bien qu’au bout d’un moment, l’ami comprend bien la situation et s’adapte : Koishi étant exclu de la discussion, il s’adresse directement à Akiko pour vendre ses clubs ! La deuxième, qui prend en quelque sorte le contre-pied de la précédente, est située beaucoup plus loin dans le film. Il s’agit de l’annonce que Shuhei et Koishi (respectivement : le père et le frère de la jeune femme) font à Michiko : l’homme qu’elle aime est déjà fiancé, il n’y a donc aucun espoir de mariage entre eux. Le fait qu’un tel épisode aurait pu être évité donne toute sa tension à la scène : les deux hommes sont saisis d’une certaine culpabilité, car ils semblent malgré eux lui imposer quelque chose.

Ces deux scènes sont ambivalentes. D’une certaine manière, Akiko rappelle à Koishi qu’ils ne peuvent se permettre d’acheter tout ce qu’il leur plait, et on peut dire que Shuhei a accompli son devoir de père en s’inquiétant du mariage de sa fille. Mais dans les deux cas, l’incompréhension demeure : Akiko ne sait pas voir les désirs de son mari, Shuhei et Koishi n’ont pas su voir à temps l’amour qui animait Michiko. Même si chaque scène aura sa propre résolution, le fait est qu’Ozu nous montre que, malgré les bouleversements opérés dans la société, le fond des choses n’a pas changé. C’est pourquoi le film, sans être pessimiste, est marqué d’une profonde tristesse.

En outre, Ozu place de nouveau la question de l’Amour en dehors des aspects sociaux du mariage : on ne sait si Michiko a accepté de se marier par amour ou pour céder à son père, malgré que celui-ci lui ait laissé le choix. Cet aspect éclate lors de la découverte de la mariée en costume traditionnel : sa mine est complexe, ses sentiments imperceptibles.

La deuxième idée majeure du film est assurément le problème de la vieillesse. Ce thème, présent en filigrane dans un certain nombre de films d’Ozu, prend ici une proportion qui le place au cœur du film. L’obligatoire scène de discussion entre amis à l’auberge pose la question ainsi : la puissance d’un homme ne faiblit-elle pas avec l’âge ? Une autre discussion, plus tardive mais au même endroit, abordera même l’idée de la mort (sur le ton d’une blague) : le ton est donné !

C’est au travers du personnage d’Hyotan, un ancien professeur, et de ses diverses manifestations au cours du film (moment lors desquels il est, le plus souvent, ivre) que Shuhei prend conscience de l’aspect pathétique de la vieillesse. Cette prise de conscience, accompagnée de l’insistance de ses amis, le pousse à marier au plus vite sa fille. Pourquoi cet empressement ? C’est que, dans l’idée d’Ozu, il faut vieillir seul. La vieillesse n’est un problème que lorsqu’elle est donnée en spectacle quotidien à ses propres enfants. C’est ce qui effraie Shuhei et ses amis lorsqu’ils voient Hyotan vivre encore avec sa fille, qui n’a jamais pu se marier.

Que reste-il, alors, à l’homme vieillissant ? Le film donne tout de même une perspective : celle du souvenir. Shuhei se retrouve ainsi pris entre la mémoire de la guerre, lorsqu’il rencontre un ancien de la Marine, et celle de sa femme, à travers les traits d’une jeune serveuse. Ces scènes, formant la dernière partie du film, sont clairement comiques et joyeuses, mais elles ont aussi quelque chose de pathétique : c’est ainsi qu’Ozu nous montre la vieillesse. Et c’est ainsi qu’apparaîtra Shuhei, dans les derniers instants du film, débarrassé de ses soucis, ivre et mélancolique, libre de se souvenir du temps passé pour ses derniers instants à vivre.

Titre original : Sanma no aji

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Durée : 118 mn


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