Le gang des bois du temple.

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Inégalités sociales et égalités sensibles.

Détournement du banlieue-film : filmer la banlieue

La caméra défile sur un long bloc d’immeubles de banlieue. Monsieur Ponce, quinquagénaire au visage fatigué, fume une cigarette à la fenêtre. Quand il ouvre la porte à deux hommes en uniforme bleu, que la caméra reste dans le couloir, puis qu’ils sortent de la chambre en portant un brancard recouvert d’une couverture, nos habitudes de spectateur de « banlieue-film », expression que l’on pourrait ici préciser en « cité-film », sont contrariées. Si les uniformes bleus y viennent frapper aux portes, c’est pour des arrestations musclées. Les cadavres sont ramassés dans la rue, au son des sirènes. Monsieur Ponce vient de perdre sa mère. Quand il marche dans le parc ou qu’il se rend au café l’air hagard et le caddie à la main, il rencontre le gang des Bois du Temple. Ni groupe de jeunes en quête de preuves de leur virilité encore balbutiante ni les brigands médiévaux suggérés par le titre, ces six ou sept hommes, entre 30 et 40 ans, apparaissent bien plus volontiers sous l’air sympathique d’habitués du PMU que sous celui de braqueurs. S’ils organisent l’attaque d’un fourgon blindé appartenant à un riche prince arabe, avant de subir la violence décuplée des représailles, leurs cagoules et leurs armes lourdes ne sont pas des excroissances. Rabah Ameur-Zaïmeche prend le contre-pied des représentations cinématographiques majoritaires – ne parlons même pas de ce que l’on peut voir dans un JT moyen – par exemple Bac Nord et sa cité habitée quasi exclusivement par des jeunes cagoulés ultra-violents ou la série Validée, dont les dealers ne semblent passer leur temps libre qu’à jouir de l’image qu’ils renvoient en s’enfermant toute la journée dans des pièces sombres, comme des ados dans leur chambre. Ici, les personnages ont droit à d’autres modalités d’existence que celle de braqueur : boire des cafés au bar, s’occuper de ses enfants, nourrir les pigeons au parc. Leur mode d’expression n’est pas en permanence celui de l’agression, le « nous » contre le « eux ». Ils ont aussi le droit à la plaisanterie ou au témoignage de compassion, lorsqu’ils présentent leurs condoléances à Monsieur Ponce : « je » avec les « autres ». Le bandit est avant tout membre d’une bande. A l’exception de Bébé, joué par Philippe Petit, ils n’apparaissent que très rarement séparés les uns des autres. La caméra, placée à distance des personnages pour les cadrer en plan large, cherche toujours à saisir une sorte d’énergie collective. Proche du documentaire, le cinéaste restitue quelque chose de l’ordre du chaos du monde, en s’effaçant et en laissant à ses comédiens le loisir d’entrer ou de sortir du champ.

Marges narratives, marges politiques

Dans la France contemporaine, le terme de communauté est inévitablement associé à celui de communautarisme. Si le cinéaste se détourne d’un cinéma majoritaire de droite, il réserve le même sort à son équivalent de gauche. Les habitants des quartiers populaires ne sont pas présentés comme des sauvages asociaux, mais ils ne sont pas non plus les marginalisés malgré-eux qui rêveraient de goûter à l’idéal méritocratique de la France républicaine. La marge convient très bien. Si les grands ensembles sont utilisés comme motifs plastiques récurrents dans le film, Rabah Ameur-Zaïmeche, cinéaste pastoral, utilise la ville pour filmer des trouées de nature. Comme dans Wesh Wesh, son premier film tourné dans le quartier de sa jeunesse, il s’intéresse aux espaces rescapés de la bétonisation, les parcs et les jardins en bas des immeubles, et capte ainsi la cité comme un espace où il fait bon-vivre. Cet attrait pour la marge apparaît jusque dans le rythme du film. Si dans ses films précédents ces moments correspondaient majoritairement à une attention particulière portée sur le paysage, il s’agit surtout dans ce film de regarder les gens vivre et notamment, rareté dans un cinéma d’hommes, des enfants. Irruption d’une forme de documentaire quasi naturelle, ils jouent au premier sens du terme. Plus fort encore, leurs corps agités ne savent pas se retenir d’exprimer leur frustration lorsqu’il ne s’agit plus de jouer mais d’attendre sagement. Beauté du cinéma de nous rendre sensible, dans les marges de son récit, au « spectacle le plus quelconque : une main qui soulève un rideau ou joue avec une poignée de portière, une tête penchée à une fenêtre, un feu ou des phares dans la nuit, des verres qui tintent sur un zinc de bistrot » (Jacques Rancière, Les écarts du cinéma). Beauté tragique du monde, lumière insensible aux malheurs des hommes. L’un des braqueurs est à sa fenêtre, une cigarette aux lèvres. Il regarde en bas. Des jeunes jouent au foot, sous un soleil de fin d’après-midi. Quand des hommes cagoulés entrent dans l’appartement pour l’assassiner sauvagement en représailles du braquage, l’arbitre ne siffle pas la fin du match et l’ombre sur le terrain ne cesse de grandir. Marges narratives et marges politiques se confondent. Des contrebandiers anarchistes des Chants de Mandrin (2011), aux ouvriers en lutte de Dernier Maquis (2008) en passant par les dealers et les sans-papiers surveillés par la police de Wesh-Wesh (2001), tous ses personnages tentent de vivre entre les carreaux d’un territoire quadrillé, système de surveillance organisé par un pouvoir central qu’ils affrontent. Dans Le gang des bois du temple, ce dernier est quasiment absent, y compris dans les lieux supposés l’incarner. En prison, l’un des braqueurs, seul dans la cour sous les cris des autres détenus restés dans leur cellule, est tué par un homme, sans la moindre intervention d’un gardien. Sous le soleil, personne ne vient chercher son corps sans vie. La grande mélancolie du film consiste à ne pas faire du corollaire de l’absence d’Etat l’émancipation des personnages mais la possibilité pour d’autres forces de s’abattre sur eux. Le rapport Etat-citoyen devient un rapport de classe, la loi du plus fort. Les mercenaires engagés par le prince sont comme des fantômes et l’intelligence du film est de ne plus les évoquer une fois leur action terminée. Ils apparaissent pour tuer puis s’évanouissent dans la nature.

 

Le ciel et le monde

Rabah Ameur-Zaïmeche ne se limite pas à un regard sociologisant sur ces personnages qui en les représentant comme uniquement déterminés par des forces extérieures leur enlèverait le droit d’être vivants. La qualité de leur présence sensible au monde se moque bien de leur position dans la hiérarchie sociale. En témoigne le corps du prince, constamment avachi. En tribune lors de l’entraînement d’un jockey, il s’ennuie, alors que monsieur Ponce et le gang, partageant le même passe-temps, se passionnent joyeusement pour la course derrière le petit écran du PMU. Le cinéaste ne s’arrête pas à cette opposition pauvres / bons vivants contre riches / malheureux. Son deuxième geste mélancolique est de ne rendre vérifiable l’égalité entre les hommes que par des forces extérieures au monde. Au début du film, lors de l’enterrement de la mère de Ponce, on assiste dans une église à la performance intégrale d’une chanson d’Annkrist, La beauté du jour. Le mystère de la voix abîmée du vieille femme trouve un écho plus tard dans le film. Dans un lieu profane, une boîte de nuit, le prince assiste au milieu de ses gardes du corps à un concert de musique électronique aux sonorités raï. Peu à peu emporté par le rythme, son corps jusqu’ici en léthargie à force d’être protégé du réel se lance dans une danse endiablée, filmée du début à la fin sans coupure. Chacun peut avoir droit à la grâce. Malgré son approche réaliste, le cinéaste capte un monde étrangement peu habité, étrangeté décuplée par le décalage avec l’habituelle concentration de population propre au quartier filmé. A la fin, il n’y a plus que le prince et Ponce qui l’observe. Deux figures désormais mythiques s’affrontent, et Ponce sortira lui aussi de son rôle d’observateur passif pour trouver la grâce. Plus que de son passé de soldat, c’est de sa vie antérieure de Ponce Pilate, joué par le même comédien dans Histoire de Judas (2016) qu’il doit se nettoyer. Ancien sniper, « nettoyeur », c’est par les armes qu’après avoir tué le Christ il aura peut-être droit lui aussi au pardon du ciel.

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Durée : 112 mn


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