Le Dernier voyage de Tanya

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A l’instar de ses aînés (Tarkovski, Sokourov), Aleksei Fedorchenko réussit à se hisser au panthéon des réalisateurs russes, tout en restant bien contemporain.Venu des contrées oubliées de la Russie glaciale, ce grand film ne laisse pas insensible, tant son charme est à la fois une donnée corporelle et intemporelle.

Pas vraiment un road-movie et encore moins une fable, Le Dernier voyage de Tanya se rapproche plus des films métaphysiques à la Stalker de Tarkovski, Aleksei Fedorchenko faisant de son œuvre une prouesse visuelle et émotionnelle sur un scénario simple, mais pas convenu. Miron (Yuriy Tsurilo), après le décès de sa femme Tanya (Yuliya Aug), entame le dernier voyage, un rituel des Méria, son ancienne tribu russe, dont les traditions perdurent. Il sillonne  la Russie avec son ami Aist (Igo Sergeyev) dans le but de se rendre au lac sacré afin de remettre à l’eau le corps de la défunte.

Pendant tout le chemin, Miron va alors se confier. Les souvenirs intimes ressurgissent. La magie du film nous fait voyager entre le passé et le présent, entre les moments passionnés du couple – leurs séances érotiques avec le lavage des corps à la vodka, leur amour l’un pour l’autre – et le transfert vers les rives du dernier arrêt. Comme dans un jeu de miroir, les séquences de mémoire et du dernier voyage se reflètent. La scène de la vodka répond à celle où le corps est nettoyé avant d’être transporté. Les deux sont d’ailleurs traitées sur le même ton, celui d’un érotisme fort mêlé à la délicatesse d’une caresse.

Les images du voyage sont nappées d’une voix-off (celle de Aist) contant cette histoire. Comme chez Flaubert, la temporalité de l’action résonne d’un « ça a été » barthésien. Cette voix du passé, dès le début du film, exprime non pas des regrets mais l’intention de laisser une trace. Celle d’un peuple (les Méria) et de ses traditions presque oubliées, ou celle, tout simplement, d’un corps qui a existé et qui aujourd’hui n’est plus.

Le génie de Fedorchenko se trouve d’ailleurs dans son utilisation de l’image et ses placements de caméra. La majeure partie du film est confinée dans une voiture, offrant comme seul point de vue la route et les deux hommes qui se souviennent des histoires de la défunte. Comme chez Kiarostami, dans l’habitacle du véhicule, tout peut se dire. Le monde extérieur n’étant plus, tout est toujours pardonné, comme dans un espace-temps idéaliste où les affres de la vie quotidienne ne peuvent pénétrer. Ainsi, lorsque l’on apprend que Aist a eu une aventure avec Tanya, c’est en guise de simple confession et non de vengeance.

L’intelligence esthétique du cinéaste consiste à disposer la caméra à la place du corps inerte, à l’arrière de la voiture. Tanya est comme le premier spectateur et auditeur de ce qu’a été sa vie. Plus qu’un film, cette œuvre relèverait presque de l’installation vidéo, l’impact émotionnel reposant prioritairement sur la seule puissance des images, leur seule intensité. Chose assez rare pour être soulignée : l’heure vingt que dure le film nous fait entrer dans un univers à la fois prolifique en figures visuelles et auditives. Si l’œil, par ses plans, ses flous, ses travellings, arrive à une jouissance presque sensorielle, l’oreille quant à elle permet à l’esprit de se promener entre dialogues étouffés par une vitre et voix-off hypnotique. Cette association inédite du son et de l’image, la justesse du fond et de la forme, la perfection de ce film en font à ce jour le chef d’œuvre inattendu de cette année.

Titre original : Ovsyanki

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