Le cinéma libanais aujourd´hui : écrire l´histoire

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Hier, ce fut « Perfect Day ». Aujourd’hui, « Falafel ». Et demain ? Quel est l´avenir pour ces réalisateurs et réalisatrices au Liban ? C´est là le noeud du problème…

Dans le cinéma libanais actuel, la création est particulièrement féconde : courts et longs métrages, documentaires, films d’animation et même films expérimentaux, tous les points de vue et styles sont explorés par les artistes. Signe particulier, la création y est en permanence sous l’influence du drame de la guerre civile. Pour ce cinéma né sous les bombes et les occupations, les seize années de guerre civile (1975-1991) ont marqué la mémoire collective, bien que les causes et les conséquences en soient encore mal élucidées.

Alors le cinéma libanais se cherche, tente de construire son propre territoire. Contrairement au cinéma presque irréel d’avant-guerre, les films ont aujourd’hui une tonalité très réaliste. La guerre a joué en ce sens le rôle de facteur déclencheur qui fait passer, par le creuset de l’image, des interrogations et des doutes tournant autour d’une identité fragmentée, de repères perdus et d’une figure fédératrice absente et toujours en attente – thématiques qui reviennent inlassablement depuis plusieurs décennies, le pays n’étant pas vraiment sorti de la guerre.

Qu’ils s’inscrivent dans une démarche classique ou innovante, les jeunes talents donnent tous à voir la complexité du Liban et sa diversité, tant dans son expression culturelle que sociale. Leurs questionnements touchent au collectif et au personnel ; ils empruntent à l’archiviste, à l’archéologue, voire au spéléologue, la volonté d’enregistrer ce qui se passe et celle de rechercher ce qui s’est passé. Les oeuvres qui en sortent affrontent toutes le manque, les contradictions, la violence qui émergent, bruts, d’un pays aux frontières politiques disputées, et aux frontières mentales ouvertes aux influences de toutes sortes, et de ce fait même, fragiles. Le cinéma est cet outil de captation du réel et d’expression artistique, pour des cinéastes qui pourraient reprendre à leur compte le titre du dernier film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dignes représentants de la nouvelle génération : «Je veux voir»…

Témoigner : la mémoire et l’oubli

Un des grands thèmes qui traversent le cinéma libanais est la mémoire. De ce point de vue, les films libanais font tous oeuvre de témoignage. Cette caractéristique, évidemment liée au contexte politique du pays, est repérable dès le début de la guerre civile, alors que le chaos et la violence s’installent.

Les oeuvres du réalisateur Maroun Baghdadi sont de celles qui disent le drame et interpellent l’opinion internationale. Baghdadi a marqué l’histoire du cinéma pour avoir réalisé ses films en pleine guerre (dont Les Petites Guerres, 1982), et pour avoir reçu le Prix du Jury à Cannes en 1991 pour Hors la vie. Chez lui, le témoignage questionne l’existence d’une identité libanaise et n’en offre qu’une issue pessimiste : dans Hors-la-vie, un beau cheval blanc est la cible d’un combat entre miliciens adverses ; finalement abattu, il est la métaphore du Liban, mythe perdu, sacrifié gratuitement et bêtement par ses propres fils. L’entité étatique du Liban ainsi disparue, seule reste la mémoire qui aide à en reconstituer les bribes, comme le suggère le scénario d’un film qu’il s’apprêtait à réaliser à la veille de sa disparition, intitulé Une mémoire pour l’oubli.

La mémoire, et son comparse l’oubli, sont aujourd’hui encore au coeur des films libanais. Ces deux pôles d’un souvenir traumatique impossible à guérir nourrissent la création cinématographique, chargeant le cinéma (tout comme la littérature) de poser les questions fondamentales du déchirement libanais, celles qui sont précisément contournées, biaisées dans les discours des dirigeants politiques. A ce titre, les films prennent tous le contrepied de l’histoire officielle : la volonté de mémoire et de critique qui est la leur tranche avec l’oubli voulu, en tout cas annoncé, du conflit. Pour les cinéastes, il s’agit de mettre en images, en sons, des faits effrayants qui dépassent l’idée même de la barbarie – afin de comprendre et d’éviter que cela ne recommence.

Car la guerre au Liban n’est jamais loin. Elle ressurgit brutalement, comme à l’été 2006. Apportant son nouveau lot de disparus et de morts, le bombardement massif du Liban par l’armée israélienne replonge la société dans l’horreur. Et le cinéma libanais de revenir à ses origines d’urgence. C’est bien ainsi qu’est né Sous les bombes de Philippe Aractingi, sorti en France il y a quelques mois. Rencontre du documentaire et de la fiction, le film raconte une histoire simple : une jeune femme cherche son fils sous les bombes. Tourné en numérique, mêlant réalité et récit fictionnel, le film propose une nouvelle façon de filmer, véritablement sous les bombes, qui rend la guerre tout sauf virtuelle. Face à la récurrence de la violence, Aractingi propose un regard fort, et surtout une forme novatrice, sorte de nouveau réalisme vidéo qui fait date dans le cinéma libanais.

Les fantômes – Beyrouth ou la reconstruction impossible

Beyrouth est la capitale du Liban. Avec plus du tiers de la population, elle est au coeur de tous les conflits comme de l’identité libanaise, lieu de tous les cheminements et de toutes les interrogations. La guerre a laissé des traces physiques dans cette ville qui fut littéralement coupée en deux de longues années durant.

A Beyrouth, il y a toujours un signe de la présence des disparus (dont le nombre s’élève à 17 000), ces fantômes qui hantent la mémoire collective. Au cinéma, ce signe, c’est la voix off. Elle traduit l’exil intérieur de ceux qui n’ont pas encore réussi à réunir leur passé pour vivre le présent, tant les fantômes sont là, encombrants, têtus, obstinés.
Le plus imposant de ces fantômes est celui de la ville perdue. Le Beyrouth des jours insouciants est loin, même si extrêmement vivace, comme dans West Beyrouth (1998), le premier long métrage de Ziad Doueiri, ex-cadreur de Tarantino. Le film retrace l’évolution de la guerre civile à travers le regard de trois adolescents qui refusent cette violence, dans un savant mêlange de gravité et d’ironie. Pour eux, les débuts de la guerre coïncident avec la découverte de leur sexualité, de l’amour, de l’amitié. Les scènes enlevées se succèdent, de l’usage de leur caméra super-8 ou celle du bordel, dans ce récit d’apprentissage joyeux.

Réalisé la même année, Beyrouth Fantôme, de Ghassan Salhab, offre un autre portrait de Beyrouth, beaucoup plus mélancolique. La voix off y dit un texte symptomatique sur l’acte de filmer, aujourd’hui, au Liban : « Peut-être que cela finira d’achever, une fois pour toutes, cette fichue ville. Je veux dire que cela lui donnera enfin une vraie mort, une mort franche. » Pour Salhab, les Beyrouthins sont des morts-vivants, des « mourants » – dans le film, les personnages sont souvent filmés de dos, comme pour mieux indiquer leur refus du réel.
Beyrouth est ainsi un espace de rencontres, d’antagonismes et de tensions, où le paradoxe est présent à chaque coin de rue : la liberté et l’oppression, la vie et la mort, la violence comme facteur commun. Dans Terra Incognita (2002), le cinéaste plonge de nouveau sa caméra dans la ville-caméléon, où tout est en perpétuel changement, dans un entre-deux. Seuls les individus, ici des trentenaires qui essayent de trouver un sens à leur vie au lendemain de la guerre, restent suspendus dans une temporalité figée. Son dernier film, Le dernier homme (2006), pousse cette logique jusqu’à son paroxysme : il y représente des vampires qui sèment la terreur dans le Beyrouth d’aujourd’hui.
Des fantômes, il y en a aussi dans les films de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Rien de plus normal à cela, puisque l’oncle de Khalil fait partie des 17000 disparus. Le phénomène des disparus cristallise en effet toute la question mémorielle au Liban. Dans de nombreux films, souvent peu connus, les réalisateurs se mettent en scène, partis sur les traces de membres de leur famille disparus. Ils sont ces survivants qui ne peuvent oublier, dont les vies brisées ne peuvent se reconstruire sans la mémoire. Pour eux, comme pour le Liban entier, l’amnésie tue une seconde fois les morts de la guerre. Dans leur oeuvre phare, A Perfect day (2006), les deux réalisateurs racontent une double quête, celle de l’amour qui s’enfuit, et celle de l’image du père disparu. Leur Beyrouth est vivant et en chantier – on y trouve parfois un cadavre, mais la plus grande partie des mémoires reste à reconstituer.

 

Intimités

Lorsque l’histoire collective peine à réunir les mémoires brisées, il revient à l’individu de replonger dans son être singulier, intime. Toujours dans A Perfect day, Hadjithomas et Joreige postulent ainsi que l’émergence de l’individu passe par la réappropriation de son propre corps, et même de celui de l’autre. La reconquête de l’identité passe par la capacité de l’individu à se réconcilier avec lui-même en assumant son passé et son devenir.

Ce cinéma hanté de fantômes, baignant dans une ambiance de mélancolie et de deuil des territoires perdus de la jeunesse, met au jour des bribes de mémoires grâce à un moyen d’expression précis : le journal intime. Avec lui, la parole individuelle est restituée (par opposition au morcellement de la parole collective), l’intime dans le ressenti de la violence prend le pas sur le carcan du récit officiel. Dans Seule avec la guerre (2000) et Dans les champs de bataille (2004), Danielle Arbid entremêle tous ces niveaux de lecture, questionnant l’histoire officielle et l’histoire intime des êtres, et revenant en même temps sur sa mémoire personnelle de la guerre civile et le mal-être de l’adolescence. Entre les deux, elle filme un autre journal intime et familial, celui des Conversations de salon (2003), premier court métrage d’une série tournée en caméra fixe. A travers cet enregistrement d’une discussion de quatre bourgeoises fort honorables autour d’une tasse de thé, Arbid capte une parole en roue libre, pénètre d’autant mieux dans leur intimité et entraîne, avec le rire et l’émotion, une réflexion sur la guerre et la société. Dernière de ces intimités qu’elle explore, celle de L’Homme perdu, le dernier de ses films. Deux hommes se cherchent et cherchent l’autre dans le Moyen-Orient, cet espace meurtri, toujours en conflit. La réalisatrice s’y demande lequel des deux est l’homme perdu : l’oriental qui parle à peine, qui est peut-être un de ces disparus de la guerre, ou l’occidental, dont le personnage est inspiré d’Antoine d’Agata ? Ce faisant, elle montre l’errance et le questionnement de soi à travers l’autre. Une amitié se noue entre les « deux écorchés vifs qui se nourrissent l’un de l’autre, comme des vampires. »

L’intimité passe donc par la représentation d’une parole libre, thème cher aux nombreuses femmes cinéastes du Liban. Leur recherche de la parole va souvent de pair avec un refus des tabous, une remise en question des traditions. Parmi elles, il y a Randa Chahal Sabbag, dont le premier film, Civilisées (2003) – au féminin pluriel – n’a jamais été diffusé au Liban, rappelant au passage que la censure y est toujours exercée. Elle y raconte le retour au pays de celles qui avaient fui, abandonnant leurs grands appartements, leurs majestueuses maisons et leurs domestiques étrangères. Souvent très drôle, le film surprend par ses provocations verbales, véritables exutoires face à l’absurdité de la vie.


Ouvertures

Il est frappant de voir le nombre et la qualité des cinéastes qui oeuvrent au Liban – et d’apprécier le contraste avec une industrie cinématographique qui ne leur offre pas la place requise ! Alors, la parade consiste à s’ouvrir sur l’étranger. Cette ouverture est un des atouts majeurs des jeunes talents : grâce à la diffusion de plus en plus fréquente de leurs films dans les festivals étrangers, grâce surtout à leur financement par des producteurs hors de leurs frontières, ils peuvent réaliser leurs films et se faire connaître. Le cinéma continue donc de tisser des liens profonds, économiques et culturels, entre le pays du cèdre et l’étranger – la France en tête qui produit pas moins de 80% des projets libanais ! Il est l’héritier d’échanges qui relèvent presque de la tradition – beaucoup de ces réalisateurs ont été formés dans les universités libanaises ainsi qu’en Europe ou aux États-Unis, et vivent souvent à cheval entre deux pays.

Alors, tout en cherchant sa propre identité, le cinéma libanais s’universalise. S’il manque de mise en lumière – à l’instar des films des pays arabes en général – il parvient néanmoins à faire parler de lui. Comme souvent, il le fait au travers d’oeuvres plus populaires, qui permettent d’illuminer le reste de la création. Depuis le début des années 2000, cette ouverture a couronné quelques films, devenus de beaux succès critiques et publics. Ainsi, Randa Chahal Sabbag remporte le Lion d’argent au Festival de Venise en 2003 pour son Cerf-volant, conte de la guerre centré sur un village libanais coupé en deux par des barbelés, et que seuls des cerfs-volants peuvent traverser.

La production libanaise laisse alors de plus en plus la place à des films grand public, tels Bosta l’autobus de Philippe Aractingi. Sorti en 2005, le film se veut un retour aux sources du cinéma arabe d’antan, une comédie musicale kitsch et gaie. Bien sûr, les questions propres à la société libanaise sont présentes (les multiples facettes de l’identité libanaise, les tensions entre tradition/modernité et Occident/Orient), mais elles sont approchées de manière légère. Le réalisateur propose un syncrétisme culturel, rencontre de la danse traditionnelle libanaise et de la techno, et l’autobus, symbole du premier jour de la guerre, est repeint tout au long du film de couleurs vives dans une volonté de cicatriser les plaies. Bosta a été distribué au Liban et, contre toute attente, a fait davantage d’entrées que les grosses productions étrangères, avant de faire le tour des pays arabes.

L’autre grand succès du cinéma libanais est celui de Caramel de Nadine Labaki. Scénariste et comédienne – elle a justement joué dans Bosta – Labaki a créé la surprise en 2007 : la société libanaise se dévoile à travers une douce chronique des amours, bonheurs et malheurs de cinq femmes dans un salon de beauté d’un vieux quartier de Beyrouth. Sans véritable portée politique, le film témoigne surtout du mode de vie des femmes à Beyrouth. Le triomphe mondial du film – jusque dans les pays du Golfe et à Hollywood, où il a figuré en lice pour l’Oscar du meilleur film étranger – a dopé le cinéma libanais : il a fait plus de 500 000 entrées en France, 100 000 au Liban. Un record, alors qu’il était diffusé à un moment où la population n’était guère encouragée à sortir, par peur d’une nouvelle opération militaire israélienne.

 

Questions d’avenir

Le parcours de Nadine Labaki est très éclairant sur la situation actuelle du cinéma libanais : elle a commencé sa carrière dans la publicité et les clips musicaux, et n’a pas suivi une route toute tracée vers le cinéma. D’autres, comme Khalil Joreige, ont commencé comme vidéastes. C’est que le système cinématographique libanais cultive à sa manière le paradoxe : il laisse une large place à l’étude du cinéma et de l’audiovisuel (il a des écoles de renom, telles ALBA ou IESAV), et en même temps ne pallie pas l’absence de distribution des films sur grand et petit écrans. De fait, toute création de fiction ou de documentaire est vouée à la confidentialité si l’ouverture ne se fait pas vers l’Europe ou les États-Unis. L’infrastructure cinématographique est donc inexistante – les aides de l’Etat sont quasiment nulles, en 2006 elles se sont limitées à deux productions et deux coproductions de longs métrages – et pourtant le Liban a le monopole de la publicité dans tout le Moyen-Orient…

Ainsi, comme le pays qui l’héberge, le cinéma libanais est sans cesse à reconstruire. Cependant, la situation évolue. Depuis le début de ce millénaire, Beyrouth accueille deux festivals, le Festival du Film Libanais et le Festival International du Film, qui mènent une véritable guérilla contre l’absence de structures financières de production au Liban. Ils cherchent à offrir une véritable identité au Liban, et le cinéma, l’un des meilleurs vecteurs de diffusion d’une culture, semble être une véritable priorité. Ainsi, l’association "Né à Beyrouth" créée à Paris en 2002 et organisatrice du Festival du Film Libanais, se donne pour mission de promouvoir les productions contemporaines, mais également de construire une véritable identité cinématographique au Liban, c’est-à-dire de reconstituer une mémoire collective, faciliter l’accès aux films, mieux enseigner le cinéma et surtout faire comprendre les enjeux politiques, sociaux et culturels d’un cinéma en bonne santé. Ces missions permettent de faire évoluer les mentalités et de rendre au cinéma ses lettres de noblesse dans un pays où la liberté d’expression cherche encore ses marques.

Or, les atouts du cinéma sont pléthore ! Ses talents ont su puiser dans les jours difficiles la capacité à faire avec peu, ils sont autant de nouvelles figures de proue aptes à hisser le cinéma libanais en haut des compétitions internationales. Le cinéma, ici, fait se côtoyer des Nadine Labaki, Phillippe Aractingi, et, à l’opposé, un Wael Nourredine, cinéaste à la marge, auteur de poèmes visuels d’une grande force, ou encore un Hany Tamba, qui travaille beaucoup avec la France où il a reçu en 2006 le César du meilleur court métrage pour After Shave (Beyrouth après rasage). Loin des routes toutes tracées et des clichés, tous créent un cinéma qui se démarque par son originalité, son goût pour la diversité et le mélange des genres.

NDLR = Pour en savoir davantage, lire Le Liban à travers le cinéma (Loubnan min khilal es cinema, 2003) de Hady Zaccak, à la fois livre et film documentaire qui détaille la production libanaise depuis la fin des années 1950 jusque 2001.


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