Le 15h17 pour Paris

Article écrit par

Comment faire du faux avec du vrai ?

Le 15h17 pour Paris ressemble à une erreur de débutant. Croire que faire jouer les acteurs réels d’un fait-divers rendra son adaptation vraie relève d’une bêtise de jeunesse. Sauf que le débutant en question s’appelle Clint Eastwood, et à 87 ans et une quarantaine de films à son actif, on ne peut pas lui reprocher son manque d’expérience…

Une œuvre-limite

Le 15h17 pour Paris appartient à ce que Roland Barthes qualifie « d’œuvres-limites ». Des œuvres marginales, qui vont jusqu’au bout de la logique de l’auteur ; et qui parce qu’elles se conçoivent à la marge – ou y échouent-elles pour cette raison ? –, osent quelque chose que les œuvres majeures n’osent pas.
Les ratés (assez rares) de la filmographie d’Eastwood révèlent peut-être mieux que ses réussites sa conception du cinéma. Dans sa carrière de réalisateur, le dernier accident remontait à Au-delà (2010). Summum de mièvrerie, le drame virait au délire spirite, mettant en lumière la veine profondément chrétienne du maître. On la retrouve dans Le 15h17, lorsque la mère d’Alek Skarlatos annonce à son fils parti en Afghanistan que « Dieu [lui] a dit que quelque chose d’extraordinaire [allait lui] arriver ». L’attentat déjoué du Thalys confirmera la prophétie auto-réalisatrice.
Moins connu, Une nouvelle chance (Gus Lobel, 2012), dernière apparition du maître à l’écran, également producteur du film, témoignait de sa tendance réactionnaire. Il va sans dire que la représentation du terroriste du Thalys reprend tous les clichés associés à « l’islamiste » : barbu, le regard maléfique, l’air louche dans la rue… À côté de lui, les blancs-becs américains font figure d’archanges de la Liberté.
Le 15h17 se nourrit de ces oeuvres-limites, et dévoile un autre pan de la filmographie d’Eastwood, en particulier le virage qu’il a emprunté depuis Mémoires de nos pères (2006). Depuis, le cinéaste explore la face claire-obscure de l’Amérique à travers des faits-divers : enlèvements d’enfants (L’Échange), ascension et chute d’un boys band (Jersey Boys), amerrissage risqué sur l’Hudson (Sully)… Hormis Gran Torino et Au-delà, tous ces films prétendent à la vérité historique. Le 15h17 franchit une étape supplémentaire. En faisant jouer leurs propres rôles aux soldats américains qui déjouèrent l’attentat du Thalys, Eastwood espère unir fermement vérité et cinéma. C’est là qu’est l’erreur. Car ces deux termes, comme deux aimants, se repoussent mutuellement, et refusent de se confondre.

L’impossible Vérité au cinéma

Il faudrait plutôt prendre le problème dans l’autre sens. Comment, avec un matériau vrai, Eastwood crée-t-il du faux ? Car en dépit des annonces promotionnelles, Le 15h17 demeure une fiction. Et comme toute fiction, il « feint », il « fabrique » – deux traductions possibles de l’étymon latin fingere. La réponse tient en grande partie dans la structure narrative. Hormis de rares flash-forwards sur l’attentat, qui n’atteignent pas l’intensité émotionnelle d’American Sniper, le drame suit une trame sagement chronologique, qui va de l’enfance à l’âge adulte des héros. Mais pas n’importe quelle chronologie. Eastwood ne laisse pas de place à la déambulation, comme Richard Linklater dans Boyhood. Au sein d’existences chaotiques, il choisit les éléments les plus significatifs, de manière à donner l’illusion d’une destinée.
Paintball en treillis militaire, affiches de films de guerre (on appréciera l’auto-promotion des Lettres d’Iwo Jima), entraînement physique… De manière téléologique, tout conduit à cette fin, à cet acte héroïque du Thalys, qui en retour justifie le passé des trois comparses. On est là au cœur du mythe du self-made-man. Spencer Stone, qui passe de looser à la Légion d’Honneur, en décline l’image chez les rednecks.
Paradoxalement, Eastwood contredit sa propre conception de l’héroïsme. Ce qui fascine dans son cinéma depuis au moins Impitoyable, c’est la fameuse ambiguïté de ses héros. Agissant spontanément, ils défient l’ordre des choses et infléchissent le cours de l’Histoire. C’est cet instant de suspension du destin, de surgissement du pouvoir d’agir, qu’Eastwood capte si bien. Or, Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler paraissent conditionnés dès leur plus jeune âge à agir en temps voulu. Dès le collège, leur prof d’Histoire leur demande s’ils sont prêts à agir en temps de crise. Qu’ont-ils de si héroïques, eux qui ont attendu cet instant toute leur vie, et qui l’accomplissent comme on s’y attend ?
Le grand maître a poussé le cinéma dans ses derniers retranchements. La dernière séquence, qui mêle images d’archives du discours de François Hollande lors de la remise de la Légion d’Honneur et prises de vue réelles avec les mêmes acteurs, représente une sorte d’aboutissement, en négatif, de la quête absolue de la Vérité. Cette séquence bâtarde n’est ni cinématographique, car elle prétend être la Vérité historique sans aucun filtre ; ni véridique, car elle repose malgré tout sur un montage, qui ne s’assume pas en tant que tel.
Ce qu’a oublié le bon vieux Clint, c’est que le cinéma, comme tout art, construit une vérité, et jamais, ô grand jamais, n’incarne la Vérité.

Titre original : The 15:17 to Paris

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Durée : 84 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…