À en croire les mots de Kaurismaki, ce serait là son dernier film. Sa dernière boîte ouverte, son dernier tiroir. Lui qui remplit les siens d’objets incongrus, (il faut le voir dans un volet de cinéma de notre temps, en train d’en sortir toutes sortes de choses), il les ouvre comme un magicien dans ses films, nous entourloupe en nous faisant voir (dans un même mouvement furtif d’ouverture et de fermeture), un tiroir contenant tout autre chose, mais composé d’objets ou de décors semblables. Car si l’on retrouve de film en film, le même apparat, les mêmes composants, (bibelots, mobiliers ou atmosphères) il les échange et les replace comme des boîtes amovibles pour en faire une composition neuve.
L’Autre côté de l’espoir, dans lequel Kaurismaki s’intéresse au destin d’un réfugié syrien et à son ancrage progressif en Finlande, est un traitement empreint de ce même style parcellaire, morcelé, propre à l’auteur, une découpe du récit en briques isolatrices. Son film est une mosaïque de sections individuelles, en somme, le sort de chaque film qui se retrouve coupé en plans – mais les siens sont si fixes, si encadrés,– quatre murs et un toit pour un restaurant ou un appartement, un petit bout de rue -, qu’il sectionne de manière visible son récit en cases (même ses personnages se retrouvent dans des boîtes, la sœur du syrien évadée, le syrien calfeutré dans les toilettes, etc…) ce qui nous fait revenir aux questions essentielles de fenêtre et de cadre et aux possibilités qu’offre une caméra ; celles de limiter un angle, de forcer le regard sur une visibilité réduite et choisie, (il n’est question ici, que de quelques destins croisés évoluant dans des lieux limités) et celle contraire d’agir en fenêtre, en ouverture directe avec le monde.
Lui qui s’infiltre chez les particuliers, nous offre cet état de voyeur omniscient observant dans la serrure qui fait que nous adorons le cinéma, et ce que sa caméra permet, c’est de s’immiscer dans des quotidiens ordinaires, ou extraordinairement moroses. Deux personnages fuyant la destruction : Wikhström quitte sa femme alcoolique et rachète un restaurant en lambeaux, Khaled fuit la guerre où sa famille presque entière a disparue. Ensemble, ils recomposent et construisent brique à brique. Wikhström gagne par morceaux une somme avantageuse aux jeux, et réunit, par morceaux encore, une équipe de choc pour le service de son nouveau restaurant, des bras cassés et un refugié trouvé comme un déchet près de ses poubelles. Cette rencontre d’ailleurs, initiée par une bagarre pour un bout de sol – Khaled y plante son drapeau imaginaire en quête d’un lieu où vivre et où exister – implique la bataille pour la terre, la quête de l’identité, alors même que la police finlandaise la lui refuse.
Ce regard obstrué, dirigé par des lunettes agrandissant quelques êtres parmi la foule, parsème une bienveillance doucereuse sur ces vies qu’il rend suffisamment intéressantes pour qu’on les raconte. C’est une démarche de base si naturaliste, l’envie de projeter par le langage cinématographique un faisceau de lumière sur ses couches de populations qui souffrent, de ne retenir que l’essentiel, que son œuvre se rapproche du néo-réalisme italien. Bien sûr, on est loin des plans tournés au hasard et des acteurs trouvés dans la rue, la comparaison étant faite dans l’état de pré-tournage, et l’on sait à quel point sa mise en scène est étoffée sous ses airs d’espaces vides.
Tableaux Morts-Vivants
C’est d’ailleurs peut être cette balance qui agit comme un socle dans son cinéma et dans ce film particulièrement, déployée d’abord dans l’utilisation de l’espace et de ses tableaux morts-vivants ; à la fois étriqués et ouverts, Kaurismaki traite de sujets denses dans des petites fractions d’espace, (même s’il choisit le parti de la chance, Khaled accueilli par Wikhström et lui offrant du travail, c’est du destin de tous les réfugiés dont il nous parle) et les saynètes mises ensemble, comme des cubes additionnés, servent un récit plus large. Il épure les espaces, et le laconisme architectural alors qu’il encadre ou qu’il étrique, s’ouvre et crée du vide autour des personnages, une bulle d’air pour leur propre isolement.
Il oscille entre le vide et le plein, plaçant dans l’isolement morne, le pétillement des vies, avec des espaces remplis soudainement (le restaurant investi par les asiatiques) et ajoutant du vide dans la foule, (comme la scène du concert). Partout où il y a trop de vide, pas assez d’éléments pour le remplir, et là où l’on manque d’espace, on veut y mettre des corps (comme lorsque l’un des serveurs se met à mesurer la chambre froide pour y faire dormir Khaled).
Puissance chromatique
Cette sensation de trop ou de trop peu est bien tenue par ses ficelles ; il n’y a qu’à voir sa brillante maîtrise de la profondeur de champ et la construction au millimètre près de ses plans. Dans l’humeur, aussi, une symbiose, entre douceur et amertume, le film vagabonde et nous trimballe d’un état d’âme à un autre (les scènes de l’interrogatoire suspendent le temps, en ce qu’elles retranscrivent la vérité cruelle d’une actualité avec une distance neutre). Ce sujet se dilue dans l’atmosphère de Kaurismaki comme un morceau de sucre dans de l’eau, une solution fondue dans une flaque homogène. Pour le mélange, un double état constant de chaud / froid (vide/plein, amertume/douceur) qui permet à son cinéma de s’accrocher au sujet, et le baroscope chromatique, déposé comme un filtre, une fine couche de vernis qui protège et qui place sous la vitre teintée de Kaurismaki, sous son regard à lui de la vie, des vies qui le dépasse. Ce filtre de couleurs chaudes et de couleurs froides, ce traitement de la couleur chauffante et en même temps glacée (des néons chauds de restaurants, une lumière bleutée plaquée dessus) symbolise l’écran séparateur et protecteur entre le réel et nous. De la même façon que l’écran en nous cachant dans le noir nous révèle des choses comme à la lumière, il concentre ses sujets dans des espaces privés en les faisant jaillir hors de l’écran par sa juste captation de l’essentiel.