Connaissant sa première parution en novembre 1971, dans le magazine Rolling Stones, Las Vegas Parano retrace l’épopée à la fois comique et tragique de deux amis pourchassant l’espoir déchu du rêve américain. Raoul Duke (Johnny Depp dans le film) est journaliste spécialisé et doit se rendre à Vegas, avec son avocat et acolyte, le docteur Gonzo (Benicio Del Toro), pour couvrir une course de moto. Leur voyage sombre rapidement dans une aventure apocalyptique où leurs seuls bagages sont le LSD, la coke, l’acide, la marijuana et l’éther. L’Amérique devient alors l’observatrice privilégiée de trips aussi psychédéliques qu’hallucinatoires.
À travers le road-movie névrotique de deux hommes désireux d’échapper à une réalité qui les accable, Terry Gilliam bouscule les codes et cherche à créer un malaise évident chez son spectateur. Avouant, de son propre chef, avoir souhaité le plonger dans L’Enfer de Dante, Gilliam utilise une réalisation principalement basée sur les gros plans. Ses personnages se transforment alors en bêtes curieuses, observées à la lumière d’un miroir grossissant. Tour à tour pathétiques, effrayants, inconscients, dérangeants, Duke et Gonzo glissent vers une animalité les éloignant de toute pensée : le Dr. Johnson ne nous affirme-t-il pas, au début du film, que « celui qui se fait bête se débarrasse de la souffrance d’être homme » ? Il faut tout le talent de Johnny Depp, sosie parfait de Thompson, et d’un Benicio Del Toro bedonnant pour donner corps et âme à ces deux personnages en apparence antipathiques.
Car si, sur le papier, Fear and Loathing in Vegas a tout d’une comédie « trippante » (à l’image du récent Very Bad Trip de Todd Phillips), le projet de Gilliam se situe bien au-delà du simple divertissement. Montrer les dérives de la drogue fait partie de son dessein : tandis que les trips s’enchaînent, le personnage de Gonzo voit la crainte de la mort s’effacer sous l’effet des drogues. Alors qu’il se trouve dans la baignoire, complètement défoncé à l’acide, il supplie Duke de l’électrocuter en immergeant sa radio dans l’eau. Dans cette scène tournant au tragi-comique, les excès provoqués par l’absorption de stupéfiants et sa violence sous-jacente se lisent en filigrane. L’apogée est atteinte lorsque Duke et Gonzo se retrouvent dans un restaurant face à une serveuse (Ellen Barkin) récalcitrante face aux agissements déplacés de l’avocat : en menaçant la jeune femme avec un couteau, Gonzo atteint son point de non-retour. De comédie burlesque, le film bascule, dans cette unique scène, vers un suspense imprévu : jusqu’où ce « voyage » les conduira-t-il ? La gêne de Duke, lorsqu’il quitte le restaurant, et ses possibles regrets face à l’attitude de son ami, propulsent le film vers un dénouement moins tragique, en apparence.
Cette société décadente voit chuter ses idéaux à la suite de la guerre menée au Vietnam. Les atrocités commises, ainsi qu’une politique plus que douteuse, auront raison de la confiance de millions de jeunes. Après l’effervescence des années 1960, que les images de Woodstock illustrent à merveille, la retombée est plus que douloureuse. Raoul et Gonzo sont les porte-paroles de cette génération déprimée, dépitée à l’idée de voir s’éloigner cette vie qu’ils avaient tant espérée : Duke, le narrateur, avoue vouloir « fuir 1971 ». Dès l’introduction du film, le conflit est partout : les taches de sang maculent l’écran inscrivant le titre du film au milieu d’images de guerre. Faut-il sauter ou reculer ? C’est la question que se pose Raoul alors qu’il se trouve en pleine course : « La course était partie, j’avais assisté au départ, et la suite ? ». Perdu dans son addiction, il imagine la guerre à chaque endroit : elle le poursuit à travers les chambres d’hôtels détruites (trois télévisions repassant les images du conflit sont présentes dans la dernière), sans compter les drapeaux américains dressés ou découpés sur son passage. Gonzo et Duke préfèrent trouver une paix utopique dans leurs défonces, sans se soucier du lendemain.
Dans cet endroit rêvé, créé de toutes pièces par leur imagination, ces deux hommes tentent d’atteindre l’insaisissable. Terry Gilliam, en maestro inspiré, nous entraîne aux confins d’un monde idéalisé. Travaillant ses lumières à l’extrême (les tons clairs laissent la place à des teintes violacées lorsque le trip se veut terrifiant), le cinéaste oscille entre la copie brouillonne, insupportable d’indécision et le chef-d’oeuvre incontestable, pamphlet d’une Amérique meurtrie. Patchwork de violence délirante, où la poudre blanche est l’ennemie intime d’une jeunesse blessée, Las Vegas Parano vaut plus que l’image d’une simple comédie psychopathologique. Avec un cynisme affiché, c’est toute l’Amérique qui en prend pour son grade et qui encaisse avec un sourire forcé. Finalement, les jeunes contestataires, plus accros à l’American Dream qu’aux stupéfiants, sont à l’image du Dr. Gonzo : « trop bizarres pour vivre, trop rares pour mourir ».