Gratter là où ça fait mal : telle était l’idée, à l’origine, de Louis Malle, idéalement secondé par le romancier Patrick Modiano. Un Louis Malle décidément « rebelle solitaire », pour reprendre le titre de l’excellente biographie que lui a consacré Pierre Billard chez Plon : car s’il fut entendu, il ne fut guère écouté. Il fut même tout à fait incompris. De fait, au moment où le cinéaste décide d’affronter à l’écran, par le biais d’une fiction très documentée, ces années noires de l’Histoire, elles sont au mieux refoulées dans la mémoire collective française. Quasiment tues. Au cinéma en tout cas, car la littérature via Jean-Louis Bory ou Jean Dutourd a quand même quelque peu débroussaillé ce bourbier depuis une trentaine d’années, avant que la génération post-Occupation (Modiano est né en 1945) ne vienne elle-même fouiller dans l’ « héritage » des pères.
Ordinaire
Avec ce Lacombe Lucien dépassionné, sec, imparable parce qu’essentiellement concret, Louis Malle fait donc figure sinon de précurseur (il vient après Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, dont il a aidé la sortie en salle, et d’une certaine façon, après Le Vieil homme et l’enfant de Claude Berri), en tout cas d’empêcheur de penser en rond. Notamment ce passé qui a tant de mal à passer. Michel Jacquet, dans son livre Travelling sur les années noires, l’Occupation vue par le cinéma français depuis 1945, rappelle très judicieusement que la France de ce début des années 70, encore imprégnée des « concepts sartriens » tels que celui de l’engagement, pouvait difficilement accepter que l’on entre « dans la forme la plus détestable de la Collaboration » pour des « raisons purement contingentes ». D’où les diatribes et les rejets, à gauche (Delfeil de Ton dans Charlie hebdo, Serge Daney dans Libération) comme à droite (un éditorial fielleux dans la revue Aspects de la France, l’hebdomadaire d’Action française). Au mieux, dans ce concert unanimiste de réprobations indignées, Louis Malle fut donc qualifié de « réactionnaire » (à gauche), ou d’« imposteur » (à l’extrême de la droite)…
Ce qui en dit long, rétrospectivement, sur la justesse de trait de ce film, la modernité de son point de vue, au sens moral comme cinématographique. Car Malle n’ose rien d’autre, au fond, qu’aborder la barbarie sous sa forme la plus banale, sans qu’à aucun moment cet ordinaire n’apparaisse comme une excuse (merci Hannah Arendt !). Ce petit Lucien est juste glaçant d’impassibilité, d’innocence dévoyée, puis de perversité fantasque (ses relations avec la famille juive). Son flirt avec le pouvoir et l’abîme lui permet simplement de sortir du vide absolu dans lequel il végétait jusqu’alors (fils de fermier, son père est prisonnier de guerre, il officie comme garçon de salle à l’hôpital du bourg). Or on sait aujourd’hui, d’études en documentaires, de témoignages en procès, bien réels eux, à quel point les dérives de l’Occupation allemande en France ont fait émerger ce genre de pauvres types, carrément opaques à eux-mêmes (ce qui ne les rachète en rien, Malle et Modiano sont clairs).
Doit-on voir, alors, dans ce troublant Lacombe Lucien comme un rappel à l’ordre, voire l’admonestation intransigeante d’un pur et dur à l’adresse d’une masse vite dissipée (l’exergue du film : « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre ») ? Ce serait bien mal connaître Louis Malle, provocateur certes, mais en aucun cas donneur de leçon (sa filmographie en témoigne). Mieux, revoir ce long métrage aujourd’hui, c’est en apprécier, beaucoup plus qu’hier – et pour cause – sa dimension intime. Difficile de ne pas le considérer, en effet, comme le premier volet d’un diptyque, complété en 1987, bien évidemment, par le fameux Au revoir les enfants. Treize ans séparent ces deux films : c’est dire si le chaos des années de guerre fut fondateur pour Louis Malle (il est né en 1932). Et obsessionnel. Même dans les œuvres les plus éloignées de cette problématique, on l’entend, inlassablement, interroger les notions de courage, de rébellion face à l’ordre établi, de transgression, de refus. En cela, ce portrait du petit salaud qu’est Lacombe Lucien n’est plus seulement troublant. Il est, en creux, déchirant.