La Terrasse

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« La terrasse » est une œuvre à la charnière de deux époques qui vient sonner le glas de la comédie à l’italienne. La satire grinçante livre sans concession un portrait en demi-teinte et au vitriol de la crise existentielle de cinq quinquagénaires vieillissants qui évoluent dans une sphère intellectuelle de gauche sclérosée. Les scénaristes de légende Age et Scarpelli prennent ici le pouls d’une société italienne malade de son conformisme.

« La grande plaie de l’humanité, c’est le conformisme.” Auguste Lumière

Entre désenchantement lucide et détachement ironique…

La terrasse est une curiosité qu’on ne se lasse pas de redécouvrir. 42 ans après sa réalisation, l’on se rend encore davantage compte de son intuition et de son intonation acérées aussi bien que de sa pertinence visionnaire.

Un pessimisme lucide y est à son paroxysme. La satire égrène sa petite musique âpre et discordante qui devient franchement assourdissante. Scola autopsie le conformisme sclérosant des années 80, l’émancipation en forme de pied-de-nez des femmes et l’avachissement des intellectuels de gauche.

L’affairisme engendré par le boom économique des années 60 a conduit à un relâchement des mœurs.

Le couple est devenu une entité stérilisante

La sphère conjugale s’en ressent et l’on assiste à son éclatement. Au sein de l’intelligentsia culturelle, le couple est en crise. Le retournement de situation est patent où l’homme est inhibé dans ses responsabilités et vit largement sur ses lauriers fanés tandis que la femme accède à des postes de responsabilité où sa jeunesse et un carriérisme décomplexé lui donnent incontestablement l’ascendant. Scola égratigne la masculinité italienne en montrant des épouses transgressives qui enfreignent les tabous masculins et se risquent à une émancipation encore marginale
cependant puisqu’elle touche une élite. Les couples ne vivent plus sous le même toit que par commodité et les
rapports entretenus sont de pur maternage. La paternité n’est plus un souci majeur mais une contingence comme la maternité. Le couple est devenu une entité stérilisante. De là, la grossesse tardive de la mère de Carla, femme de Luigi, qui fait irruption, perturbant la hiérarchie familiale.

Le diktat du rire à tout prix

La Terrasse est le prétexte à ausculter une société de parvenus en bout de course qui ploient sous le poids de la bureaucratie, de l’hypocrisie et de l’affairisme ambiant.

Le mirage économique n’euphorise plus personne et les franges intellectuelles de la société ne donnent plus
à voir qu’une caricature d’elles-mêmes. Tout entier empreint d’anxiété, de désillusion, et de résignation, le rire est poussif à l’extrême qui se tarit. Enrico (Jean-Louis Trintignant), le scénariste de comédies non-conformistes en fait les frais dans son imposture créative. En panne d’inspiration devant la page blanche, il se perd en faux-fuyants dilatoires; désormais incapable de déclencher cette mécanique du rire qui s’est muée en diktat. Victime d’une grave dépression, il s’auto-mutile avec le taille-crayon électrique offert par Amedeo,(Ugo Tognazzi), producteur fantoche et sur le déclin de comédies commerciales à l’italienne qui ne font plus autant recette. Le grand manitou du cinéma qu’il est censé représenter est vautré du matin au soir sur un matelas gonflable dans sa piscine. Enrico se sent cloué au carcan du rire à tout prix et part en vrille contre son commanditaire lors d’une réception où il le poursuit de ses assiduités dans un accès de délire de son imagination échauffée en criant à tue-tête : “ça fait rire ?”

Scola force délibérément son trait de satiriste mais entérine de façon prémonitoire l’essoufflement du genre bientôt supplanté par des navets gore à la prétention et au mauvais goût affiché sans égal exhibant ad nauseam des émasculations à l’écran. L’intérêt de Scola à parodier la critique de films déjà sensible dans Nous nous sommes tant aimés apparaît en filigrane dans la terrasse qui confirme l’échec cuisant des intellectuels italiens de gauche enlisés dans des arguties oiseuses. Au passage, le réalisateur de Passion d’amour (1981) également à l’affiche s’en donne à coeur joie pour épingler la suffisance boursouflée, l’apathie, le manque d’efficience et le sexisme de ces intellectuels
pantouflards.

 

 

Mal-être du mâle déclinant

Le mal être du mâle déclinant est montré sous de multiples avatars. Luigi (Marcello Mastroianni) ne fait plus que tapisserie et acte de présence à son journal. Il est désormais évincé par la jeune relève militante qui refuse ses articles recyclés à l’envi. Evincé il l’est aussi par sa femme qui le trouvant vieux et velléitaire, décide de le quitter et le lui fait savoir in petto malgré ses supplications.

Cadre indéboulonnable à la RAI,l’anorexique et neurasthénique Sergio (Serge Reggiani) se retrouve littéralement et du jour au lendemain placardisé dans son bureau amovible reconverti à la taille d’un placard. Il finira par se laisser mourir d’inanition dans les décors nébuleux d’une production du Capitaine Fracasse qu’il s’est refusé de soutenir.

Mario (Vittorio Gassman) est un député marié presque de la première heure du PCI. Frappé du démon de midi, il s’entiche d’une jeune pasionaria binoclarde également mariée (Stefania Sandrelli) qui se répand en larmes tous les jours à heure fixe.Il fera une confession publique de son infidélité lors d’un congrès du parti.

 

 

Circularité épisodique

Le plan-séquence inaugural de La Terrasse est en soi un tour de force. Sur fond de générique déroulant, il laisse découvrir toute l’étendue du patio en mezzanine d’une antique demeure patricienne romaine. A l’arrière-plan, la maîtresse de maison s’affaire avec son personnel à la préparation d’un buffet dînatoire. La caméra en surplomb amorce un lent travelling avant à la dolly qui vient cadrer en point final la table garnie. L’amphytrionne vient s’interposer dans le champ en plan frontal rapproché pour inviter ses convives hors champ à s’approcher. La caméra reflue sur les commensaux qui pénètrent en masse. L’on perçoit deci-delà des bribes de conversations incohérentes faites de formules toutes faites à l’emporte-pièce dans un parasitage à peine audible au fur et à mesure que les invités investissent la terrasse. C’est cette même structure circulaire qui fera intrusion dans l’agencement du film et
le clôturera dans un travelling arrière.

Ettore Scola suit son inclination à observer l’unité de temps, de lieu et d’action comme au théâtre en recourant à des décors fermés telle cette autre demeure aristocratique du quartier du Prati à Rome dans La famille agencée pour faire circuler la mémoire encore vivace des souvenirs qui hantent les corridors. Ce faisant, il actionne en marche avant comme en marche arrière la moviola de ses films comme le ferait un monteur en inscrivant la réversibilité de l’image dans le temps. Ainsi de la circularité épisodique qui est sa marque de fabrique et particulièrement ses flashes rétrospectifs dont il émaille son propos filmique. Les images rémanentes affluent et l’on pense aussi bien à la salle
de bal de Le Bal. L’intrigue de ses films se nourrit des histoires adventices qui s’interpénètrent dans le mouvement récurrent de l’Histoire avec un grand h.

 

 

Dans les films non-linéaires d’Ettore Scola, le rétroviseur est plus grand que le pare-brise

On ne le dira jamais assez: Ettore Scola est un mémorialiste désabusé du temps qui passe. Il confronte ses acteurs fétiches à la mélancolie que ce maître des horloges souverain opère sur eux tout en interchangeant les rôles qu’ils tiennent dans ses films. Comme dans un album de famille voué à ne jamais se refermer. C’est cette patine qui vient se déposer sur les hommes et les femmes et pas seulement sur les objets qu’il s’évertue de montrer avec un regard humaniste.

La Terrasse est distribué en même temps que Passion d’amour (1981) du même Ettore Scola par les Acacias en versions restaurées 4K.

Titre original : La Terrazza

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Durée : 134 mn


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