Pour son deuxième film après l’expérimentalPerformance(1970), Nicolas Roeg réalisait peut être son chef-d’œuvre avec cet immense Walkabout. Adapté d’un roman de James Vance Marshall, le film part d’un postulat simple et exprime des thèmes d’une grande profondeur dans une gamme de sentiments complexes et contradictoires par la seule puissance formelle de son réalisateur divinement inspiré.
Après une courte introduction urbaine, nous sommes donc immédiatement plongés dans le bush australien avec nos deux jeunes héros rapidement livrés à eux-mêmes après la disparition tragique de leur père. La méthode Roeg frappe d’entrée avec ses échanges creux entre le père et ses enfants, le malaise ambiant qui va conduire au drame se ressentant dans les non-dits, les regards fuyants puis par le brutal rebondissement filmé avec étrangeté dans un montage déroutant. La sœur (Jenny Agutter) et le frère (Luc Roeg, le jeune fils de Nicolas Roeg) dont on ne connaîtra jamais les prénoms entament alors une longue errance dans le gigantesque bush australien qui leur est en tous points hostile, tant leur éducation citadine les a peu préparés à pareille épreuve. Soleil de plomb, sécheresse, panorama à l’horizon infini, sorte de prison à ciel ouvert… Rien ne semble être épargné aux malheureux d’autant que Roeg filme le bush comme s’ils se trouvaient sur une autre planète.
Le score hypnotique de John Barry accompagne donc une symphonie de sensations exprimée par le montage (avec de nombreux inserts sur les animaux les plus étranges qui soient, accompagnant la marche des personnages), la photographie donnant des teintes surnaturelles aux décors naturels et au ciel, et la réalisation de Roeg, qui confère autant de beauté que de menace à ce cadre hors norme jamais vu ainsi depuis et ni même avant. Le salut arrive donc d’un jeune aborigène (David Gulpilil) en plein « walkabout« , ce rite de passage tribal où les jeunes doivent entreprendre une errance dans l’étendue sauvage en communion avec la nature et en quête d’eux-mêmes pour en revenir transfiguré et adulte. Le film se soustrait alors à toutes les règles de narration classiques pour totalement envoûter dans son illustration du rapprochement entre les deux civilisations avec un sentiment de quiétude et de fraternité. Le jeune frère si chétif au départ devient donc endurant au contact de cet aborigène lui enseignant la manière de se mouvoir, nourrir et se protéger dans cette contrée avec un mimétisme et une complicité palpables entre eux (le jeune garçon finit par être constamment torse nu puis arbore les peintures rituelles de son ami, l’aborigène qui se lève un matin et allume le poste de radio le plus naturellement du monde). Il en va de même avec Jennifer Agutter qui perd peu à peu ses inhibitions (voir cette longue nage nue dans une crique) tandis que l’aborigène se laisse gagner lentement par un certain désir pour elle, tous deux étant magnifiés par Roeg dont la caméra est avide du contact de leur corps jeunes et souples.
Le sujet pourrait d’ailleurs laisser croire à une mise en scène naturaliste et dépouillée, il n’en est rien. Roeg use de tous les artifices à disposition hérités de son passé de monteur et directeur photo pour rendre l’expérience constamment surprenante et sensitive. On trouve ainsi un montage en forme d’associations d’idées lorsque David Gulpilil achève la bête qu’il chassait avec des inserts d’un charcutier reproduisant son geste comme pour signifier sa teneur universelle pour l’homme amener à se restaurer. À un autre moment, lorsque le jeune garçon décidera de narrer un conte de sa connaissance à l’aborigène (qui n’y comprend mot), à nouveau de brèves images de pages qui se tournent viendront accompagner la séquence. Le film avait à peine quatorze pages de script et laissait libre court aux évènements, caprices de la nature et improvisations de l’équipe. Cette liberté se ressent dans l’immense respiration que constitue l’ensemble. Ce bonheur n’est pourtant qu’éphémère et les différences vont finalement causer un fossé insurmontable. Dans le livre, l’aborigène mourrait en ayant contracté au contact des Blancs une maladie inconnue de son organisme. Roeg va donner un tour plus poétique à ce mal en faisant de l’incompréhension mutuelle et l’influence des Blancs les instruments de la chute de l’insouciant aborigène.
Après nous avoir montré la communion de l’homme avec son environnement dans les magnifiques scènes de chasse, on assiste à un massacre gratuit et pour la forme de diverses bêtes par un groupe de chasseurs. Alors que l’aborigène se fondait dans la nature et ne troublait pas le cours naturel de la vie (tuer pour se nourrir), l’envers de cette séquence montre des hommes tuant pour le plaisir et laissant les carcasses aux vautours. Roeg, par un jeu sur la vitesse de l’image et un montage saccadé, montre l’aspect intrusif et nocif de leur acte en brisant la tonalité contemplative en cours jusque-là. L’autre point constitue la romance avortée entre Jennifer Agutter et l’aborigène, où l’ambiguïté est de mise entre un vrai rejet et une incompréhension puisqu’une danse rituelle d’amour sera perçue comme une menace. La conclusion fait écho à l’ouverture et notre héroïne revenue à une urbanité plus conforme semble exprimer le regret de cette aventure et du sentiment de liberté d’alors, son regard se fondant dans le souvenir d’une après-midi de baignade. Le poème « A Shropshire Lad » d’Alfred Edward Housman accompagnant les dernières images en voix off renforce l’émotion des images en surlignant merveilleusement leur mélancolie.
« Into my heart an air that kills From yon far country blows : What are those blue remembered hills, What spires, what farms are those ? That is the land of lost content, I see it shining plain, The happy highways where I went And cannot come again. »
Un des joyaux du cinéma anglais, ce qu’on appelle un chef-d’œuvre.