La Nuit Américaine (1)

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Retour sur une thématique majeure du cinéma américain et sur ses mutations au cours des quatre dernières décennies : la représentation de la nuit dans les polars. Cette semaine, une courte introduction pour restituer historiquement le sujet.

« I hate the sun ».

Charlie (Harvey Keitel) dans Mean Streets (1973) de Martin Scorsese.

Le cinéma, qui n’existe que dans l’obscurité de la salle, aime la nuit. Faible rayon lumineux au milieu des ténèbres, l’image projetée se fait souvent le reflet de l’obscurité qui la permet, en plaçant les histoires qu’elle raconte dans un univers nocturne. Le royaume de la nuit devient à l’écran un monde hyperbolique, représentation cauchemardesque et exacerbée des travers et des horreurs du nôtre. En témoignent les deux genres du cinéma américain classique privilégiant un décor nocturne : l’horreur et le film noir.

Le premier, héritier en cela de la littérature fantastique, est le refuge idéal des peurs, craintes et angoisses de notre société et des individus qui la peuplent. Toutes sortes de terrifiantes créatures, de Dracula à La Féline, se cachent dans les ténèbres du cinéma d’horreur. Le film de gangster, en mettant en scène la fascination des américains pour la violence et l’immoralité, en est le pendant réaliste et urbain, et présente d’autres sortes de monstres. Les gangsters vivent la nuit, pendant que le bon citoyen dort, et corrompent le rêve américain, déclinant sa sombre caricature à travers ses personnages prêts à tout pour réussir. Le film noir, à partir du début des années 40, généralise la corruption du monde des films de gangsters en mettant en scène un personnage, souvent détective, évoluant dans un univers nocturne aux rues « obscures, et pas seulement à cause de la nuit » (Chandler), peuplées de criminels et de femmes fatales et manipulatrices, dessinant un monde à la morale trouble et ambiguë.

 

 

Curieusement, à partir de la fin des années 50, les ténèbres vont peu à peu disparaître du cinéma américain, comme si le passage généralisé à la couleur éclairait de ses lumières vives le monde de la nuit, et qu’il y perdait par la même occasion toute sa noirceur. Hitchcock place en 1959 dans La Mort aux trousses les archétypes du thriller en plein jour et explique que pour la célèbre scène où Cary Grant attend à proximité d’un champ avant d’être poursuivi par un avion meurtrier, il souhaitait créer tension et suspense en prenant à contre pied les lieux communs du film noir : pas de ruelles sombres à l’éclairage glauque et inquiétant dissimulant des zones d’ombres d’où un imprévisible danger peut surgir, mais au contraire, un espace ouvert à perte de vue sur lequel domine un soleil de plomb. Les films policiers de cette période n’éliminent pas la nuit, mais l’ambiguïté morale qui la caractérisait dans les films noirs ne s’y exprime plus. Même un film au titre aussi évocateur que Dans la chaleur de la nuit se contente, comme dans un classique roman policier d’Agatha Christie, de faire de la nuit l’heure du crime, sans y apporter de teinte particulière. Mieux : le jour, avec ses bandes racistes du Missouri poursuivant le personnage de Sydney Poitier, semble plus dangereux encore. Et même quand on y tue, la nuit n’inquiète plus grand monde, comme le montre avec humour Blake Edwards dans A Shot in the dark (Quand l’inspecteur s’emmêle en VF), la seconde enquête de l’inspecteur Clouzot. La scène d’ouverture met par exemple en scène un va et vient nocturne aussi exagéré qu’absurde entre les différents locataires d’une maison. Et la valse comique, proche du théâtre de boulevard, se clôture par la découverte d’un meurtre.

Loin d’évoquer les ténèbres, la peur et la criminalité, la nuit des années 60 fait surgir des images colorées de fêtes alcoolisées et excessives, mais toujours gaies et joyeuses, à l’image de celle que vient troubler Peter Sellers dans The Party. Les Swinging 60’s ont remplacé la grisaille de l’après guerre. Les gangsters n’échappent pas à cette stylisation colorée : reflet de cette période lumineuse, la vision lyrique et idéalisée de Bonnie and Clyde par Arthur Penn, si elle insiste sur le sang et la violence, reste en grande partie diurne (peu de scènes se passent de nuit, comme si les personnages, longtemps asexués dans le film, faisaient de jour et dans la violence ce qu’ils ne parviennent pas à faire la nuit). Les jeunes Beatniks, Flower-powers et Hippies qui font de ce film leur emblème sont certes en colère, mais c’est dans une lumière glamour et chaleureuse qu’elle se déploie.

A la fin des années 60, l’horizon commence pourtant de nouveau à s’assombrir. Le désenchantement de cette génération s’exprime de manière plus directe et son inquiétude va faire ressurgir les fantômes de la nuit au cinéma. Romero peuple ses ténèbres d’inquiétants morts-vivants et replace ainsi la nuit au centre des films d’horreur dès 1968 (La Nuit des morts-vivants). Du côté des films portant l’héritage du film noir, le retour du monde nocturne connaît aussi des mutations. À partir des années 70, la nuit redevient un monde flou et ambigu, ou le protagoniste voit sa moralité mise à l’épreuve par les tentations qu’offre cet univers. Car les années 60 et l’hédonisme qu’elles véhiculent ont laissé des traces : l’univers de la nuit est maintenant parcouru par une tension entre l’idéal d’un monde festif, sans limite, ou l’on rêve de communion par la danse, le sexe et l’alcool et sa réalité, qui condamne ses habitants à la solitude, à l’autodestruction et à des choix radicaux qui débouchent le plus souvent sur la mort, qu’elle soit physique, ou symbolique et morale.

 

 

Trois cinéastes permettent alors de suivre l’évolution de cette thématique pour les décennies suivantes. Martin Scorsese en personnifie au cours des années 70 les enjeux en présentant le monde de la nuit comme l’extériorisation d’un enfer tout intérieur. Michael Mann, notamment avec Miami Vice, est le représentant de la figuration de ce monde dans les années 80, tant esthétiquement (la série codifie la représentation du monde de la nuit pour la décennie) que thématiquement (en mettant en son centre la figure du flic infiltré). Il explicite au cours de sa filmographie cette représentation en y greffant la figure du solitaire perdu dans un monde le privant de son individualité. A l’aube des années 90, un cinéaste comme James Gray s’empare de la thématique de l’ambiguïté morale au cœur de la nuit, tout en y développant le sujet de l’aliénation, surtout sociale et relationnelle. Cette approche permet, en la confrontant à celle des deux autres cinéastes dans les années 90 et 2000, de dresser une nouvelle cartographie de l’univers nocturne américain contemporain.

(A suivre… : ICI)

Mean street


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