Film de commande d’un cinéma hollywoodien en pleine crise (concurrence de la télévision), La Chute de l’empire romain (The Fall of the Roman empire) n’est pas cette démesure artistique du dispendieux producteur Samuel Bronston, mais une œuvre complexe, magistralement réalisée et dotée d’une réelle réflexion sur l’ordre et la nature, le pouvoir et la corruption, la civilisation et la barbarie. Préoccupé à montrer « la folie du monde, le déclin et la mort de l’esprit », Anthony Mann ne réalise pas un film historique sur le déclin d’une civilisation, mais une tragédie d’inspiration shakespearienne qui le conduira à un traitement discursif de l’âme humaine.
En s’affranchissant avec maestria des lourdeurs d’une telle superproduction, Anthony Mann nous livre un péplum terrifiant, pessimiste et crépusculaire. Remarquable parallèle pour un film de 1964, La Chute de l’empire romain cultive avec intelligence et force du propos une double nostalgie en associant déclin d’un empire et disparition d’un âge d’or du cinéma. Film « d’auteur », La Chute de l’empire romain devient le témoin en cinémascope d’un monde en mutation qui verra s’imposer la culture du compromis. Renaissance d’un genre codifié, ce film ose s’aventurer vers les errements d’une nature humaine complexe, en abolissant les caricatures tranchées et définitives. Si il y a bien ça et là quelques postures grossières, Anthony Mann se refuse à toute tentation simplificatrice et insuffle à ses personnages un caractère souvent équivoque.
La scène où Marc Aurèle se parle à lui-même par le biais d’un dialogue intérieur montre la dualité d’un être doté d’une grande richesse. Marc Aurèle doute de son action et devient son propre esclave (tout comme Rome !!). Il est à la fois homme de guerre et homme d’esprit. Si l’homme de guerre triomphe sur les champs de bataille, l’homme de lettres n’arrive pas à déplacer les lignes de fracture sur celle de la pensée. La confrontation de soi, par les autres, dans un monde structuré par la puissance et la domination, reste l’élément singulier de la démarche du réalisateur. Si les trois personnages masculins semblent être résignés (Marc Aurèle, Commode, Livius), seule Lucilla reste fidèle à Rome. En n’acceptant pas l’accession au trône de son frère Commode, elle devient la figure romaine d’Antigone. Elle refuse la fatalité, croit au sursaut de l’empire et illustre par ses relations avec son père, Livius et Commode la dimension tragique de la chute de l’empire.
A ce titre, l’importance de la mise en scène est à noter. Usant, dans un sens du cadre remarquablement rythmé, l’horizontalité (panoramique et travelling montrant la puissance guerrière d’un empire conquérant et assimilateur) et la verticalité (élévation de la caméra suggérant la force de la pensée, mais aussi du pouvoir et de la domination des constructions humaines sur la nature), Anthony Mann structure son film autant par les plans que par les dialogues. De ce fait, il accorde son discours sur l’absurdité d’une soumission des peuples par la force (scènes du Sénat, Timonides face aux barbares, comportement d’un Commode mégalomane…) à une mise en scène qui nous guide vers la tolérance.
Réalisateur maîtrisant l’art du cinémascope par un sens du cadre axé vers l’ouverture (les grands espaces ; la profondeur des relations), il rend tragique un long métrage qui devient une œuvre philosophique sur l’état d’un monde n’arrivant plus à se comprendre lui-même. Jouant sur trois thèmes (civilisation – barbarie, frères ennemis, nature – ordre), il développe non pas les raisons historiques de la chute de l’empire, mais les dualités de toute société dans sa marche en avant.
En effet, le sénat romain n’est-il pas, dans une certaine mesure, aussi décadent que les barbares eux-mêmes ? L’empereur Commode et le général Livius ne sont ils pas les deux pôles opposés d’un seul et même personnage ? A vouloir dominer la nature en imposant une seule vision du monde, ne risque t-on pas d’appauvrir ce qui fait l’essence même de l’humanité ?
Toutes ces questions sont le fruit d’un homme pragmatique portant un regard lucide et réaliste. Comment ne pas penser à la critique que porte Anthony Mann sur l’impérialisme américain dans le monde. Parallèle fascinant entre l’idée d’une Rome universelle déclinant sa définition de la civilisation et d’une Amérique jouant à l’apprenti sorcier de la démocratie, Mann rend plus que discutable (alors que nous sommes en 1964 !!) l’action militaire comme soutien logistique de démocratisation des peuples.
Fidèle à son parcours cinématographique à la fois simple et direct, Anthony Mann aborde les thèmes qui ont fait le succès de ses westerns (personnages complexes, idée de tolérance, action de l’homme face à la nature…). Artiste classique qui s’intéressera aux genres et à leurs potentialités, Mann reste un faiseur doué (la course de chars et les scènes de bataille sont irréprochables) et un humaniste sincère qui aura su nous éclairer sur la nature humaine.