Issu de la même génération que ses confrères Park Chan-wook et Bong Joon-ho, Kim Jee-won commence son parcours cinématographique sur le tard, au milieu des années 90. Cet ancien acteur et metteur en scène de théâtre se lance dans le cinéma après s’être fait quitté par sa copine, selon ses propres dires. Une autre version de sa reconversion circule depuis peu. Selon Bong Joon-Ho lui-même* (réalisateur de The Host), Kim, jeune homme alors velléitaire, se serait rendu dans la Cinémathèque de Paris pour y voir des films du maître japonais Yasujiro Ozu. Deux spectateurs ricanent derrière lui dès les premières images, se moquant visiblement du film. Mais au fur et à mesure de la séance, les rires se font plus rares, puis disparaissent totalement. Lorsque les lumières se rallument, Kim Jee-woon lance un coup d’œil derrière lui, les deux spectateurs sont en pleurs. Le futur cinéaste vient de trouver sa vocation. Peu importe la véracité de cette belle anecdote, le réalisateur coréen semble désormais pieds et poings liés au septième art, qu’il ressent personnellement comme un rempart au suicide. Propos étranges pour un homme qui réalise son premier film à 34 ans, après avoir rédigé l’étonnant scénario de The Quiet Family, qu’il finit par réaliser lui-même en 1998 et contribue ainsi à lancer la nouvelle vague coréenne. Aujourd’hui l’un des cinémas les plus dynamiques et excitants au monde.
De l’instabilité
Kim Jee-woon s’intègre parfaitement dans le paysage cinématographique national qui naît alors. Style ultra-dynamique, cinéphilie aigüe et internationale, prédilection pour la violence, esthétique raffinée, critique constante de la société… de Bong Joon-ho à Im Sang-soo, la nouvelle vague coréenne a su se composer un corpus impressionnant de films coup de poing dans lequel Kim Jee-woon tient une place toute particulière. Contrairement à des réalisateurs quasi obsessionnels comme Park Chan-wook, Kim est un réalisateur tâtonnant qui construit presque chaque film comme l’antithèse du précédent. Ses envies de mise en scène semblent d’ailleurs tellement vastes et hétérogènes que sa filmographie (6 longs et un moyen) paraît déjà sacrément bigarrée. Avec The Quiet Family, fable tragi-comique à l’humour particulièrement noir, Kim se fait remarquer par une tonalité très acide aux influences diverses et à la musique pop. Une famille normale, propriétaire d’une auberge isolée, peine à se faire des clients, et surtout à les garder en vie. Quiproquos, humour macabre, glissement du quotidien dans la violence, cette critique virulente de la cellule familiale coréenne déploie déjà des qualités de mise en scène épatantes pour un premier film. The Foul King, porté par l’acteur Song Kang-ho (véritable machine à jouer et porte-étendard de la nouvelle vague coréenne), étend cette critique à l’univers du travail avec un ton comique faussement léger qui explore, l’air de rien, un bon nombre de thématiques liées à l’image sociale et l’aliénation de soi. Alors qu’on perçoit une continuité apparente avec The Quiet Family, Kim Jee-woon est déjà ailleurs et explore son propre potentiel cinématographique à travers de longues scènes d’action parfaitement maîtrisées.
Mais c’est surtout en 2003 que le réalisateur acquiert une renommée internationale avec 2 Sœurs, un drame horrifique qui reprend l’imagerie des yurei eiga japonais (films de fantômes peuplés de fillettes aux cheveux longs) alors très en vogue depuis la sortie de Ring en 1998. La mise en scène raffinée et silencieuse de Kim Jee-woon est méconnaissable mais accouche pourtant d’un des meilleurs représentants du genre grâce à une tension constante, nourrie non pas par les apparitions fantomatiques (pourtant terrorisantes) mais par le comportement étrange d’une belle-mère bien humaine. Kim dévoile un style sensible, attentif à ses personnages tout en s’appropriant les modes narratives de l’époque grâce à un twist final dans la lignée du Sixième Sens ou des Autres d’Amenabar. Alors sacré nouveau maître de l’horreur en occident (il réalise au même moment un segment du film à sketchs 3 histoires de l’au-delà), Kim Jee-woon perturbe encore une fois les attentes en s’attaquant au genre du film noir avec A Bittersweet Life, quelque part entre le cinéma de Melville et les actioners hongkongais des années 80/90. Après un 2 Soeurs féminin et intimiste, le réalisateur signe un film viril et pétaradant autour d’une histoire classique de gangsters et de chasse à l’homme. Il tourne pour la première fois avec l’acteur Lee Byung-hun, collaboration réussie puisqu’on retrouvera plus tard l’acteur à l’affiche du Bon, la Brute et le Cinglé ainsi que de J’ai rencontré le Diable. Pétri d’influences diverses que le cinéaste superpose avec la plus grande cohérence, A Bittersweet Life ne tombe jamais dans le piège du film de cinéphile grâce à une mise en scène entièrement focalisée sur le destin tragique de ses personnages. Kim Jee-woon fait preuve d’une virtuosité inattendue dans ses scènes d’actions, d’une précision et d’une classe sans nom, qui contribue à faire de A Bittersweet Life l’un de ses films les plus aboutis formellement.
Un auteur qui se cherche mais ne se perd pas.
Pour autant, cette envie irrépressible et constante de métamorphose stylistique est moins l’expression d’une vacuité impersonnelle que d’une véritable boulimie cinématographique, certes protéiforme, mais qui vise juste et ne prend jamais aucune distance avec le genre que Kim Jee-woon utilise comme un terrain de jeu pour raconter ses histoires. Celui-ci demeure le scénariste de la majorité de son œuvre et affine ses thématiques en les confrontant à d’autres univers. Le rapport de domination et de pression sociale reste le point central de la majorité de ses métrages, tout comme le thème de la folie, qui semble guetter la plupart de ses protagonistes. Ainsi le héros immature de The Foul King intègre le milieu du catch dans le seul but d’échapper à l’emprise de son patron et aux regards des autres. Dans 2 Sœurs, la peur vient du foyer, de l’intime, et les deux fillettes apparaissent terrorisées par l’attitude inquisitrice de la belle-mère. Tous les personnages cherchent ainsi à s’affranchir d’un poids social, familial ou professionnel, peu importe le ton du film et le genre dans lequel ils prennent place. Comédie ou tragédie, la violence est toujours le moteur des personnages. Soit ils la subissent, soit ils la répandent, mais dans le monde de Kim Jee-woon (et celui de la plupart des cinéastes coréens) la violence, qu’elle soit stylisée (A Bittersweet Life) ou d’une brutalité animale (J’ai rencontré le Diable), reste au cœur des relations humaines et nourrie des luttes intestines sans fin et parfois sans but.
Pour illustrer cette vision d’un monde centré autour de la violence, Kim Jee-woon s’empare du genre le plus à même d’en stigmatiser les origines : le western. Après avoir longtemps tourné autour, de manière parodique lors du final de The Fool King ou plus viscéralement dans le dernier acte de A Bittersweet Life, Kim Jee-woon s’approprie un genre profondément américain esthétiquement et thématiquement qu’il choisit d’aborder sous l’angle de la comédie et du film d’aventure. Imbroglio impossible d’influences parfois contradictoires, Le Bon, la Brute et le Cinglé ne verse jamais (malgré son titre) dans la parodie des grands classiques et apparaît comme un terrain de jeu d’une rare folie, qui transpose l’univers du western dans la Manchourie des années 30 et confronte des Coréens, des Chinois et des Japonais dans une chasse au trésor frénétique. Kim Jee-woon expérimente tous les artifices de mise en scène possibles à la manière d’un Tsui Hark dans des scènes d’action à n’en plus finir et aborde le récit d’aventure comme un Indiana Jones asiatique survolté. Profitant d’un budget plutôt confortable, le cinéaste s’en donne à cœur joie pour tester les limites de sa mise en scène, quitte à abandonner ses personnages en route et à sacrifier la narration sur l’autel de la folie visuelle et du divertissement un peu creux et très long (2h15).
Cependant, Kim Jee-woon, même lorsqu’il tourne un peu à vide, parvient systématiquement à prendre le spectateur de revers pour atteindre quelques moments de pure grâce ici où là. On pense au finale attendu mais diablement iconique du Bon, la Brute et le Cinglé ou plus simplement au détour d’une scène de The Foul King durant laquelle le héros, inadapté social, vient confesser solennellement à son père l’immaturité qui l’habite et les grands changements qu’il prévoit jusqu’à ce que la caméra dévoile son visage recouvert d’un masque de catch, provoquant la colère et l’incompréhension du père. Dans J’ai rencontré le Diable, qu’il tourne en 2010 (sortie française le 6 juillet 2011), Kim Jee-woon tient peut-être sa meilleure séquence avec l’estomaquante scène du taxi, cadre d’une tuerie d’une intensité bestiale doublée d’une virtuosité incontestable (la caméra tourne autour des trois protagonistes à l’intérieur du véhicule en marche pendant que l’un d’eux trucide littéralement le conducteur et le passager).
Sa meilleure séquence et son meilleur film. J’ai rencontré le Diable est un brûlot ravageur qui détourne astucieusement deux genre à la mode : le revenge movie et le torture porn. Autant dire que le résultat est d’une violence sans équivoque, qui vaudra au réalisateur des démêlés avec la censure locale, pourtant plutôt permissive au vue des productions nationales. Véritable bulldozer sur pellicule porté par un duo d’acteurs opposés par leur jeu comme par leurs physiques (le très classieux et monolithique Lee Byung-hun contre Choi Min-Sik, la bête humaine, deux énormes stars en Corée), le dernier métrage de Kim Jee-woon braconne clairement sur les terres de son comparse Park Chan-wook (Old Boy), lui aussi adepte de vengeance, de tragédie brutale… et de Choi Min-Sik armé d’un marteau ! Pour la première fois, le réalisateur n’est pas l’auteur du scénario, qui lui est présenté personnellement par un Choi Min-Sik avide de performance physique. Pourtant, le métrage synthétise toutes les expérimentations de Kim jee-woon, en reprenant le comique grinçant de The Quiet Family, la virtuosité technique de Bittersweet Life (les scènes d’actions sont fantastiques) et l’hystérie du Bon, la Brute et le Cinglé. Kim se permet ainsi de faire passer le spectateur par tout un panel d’émotions, faisant de J’ai rencontré le Diable un film en forme de montagnes russes particulièrement riche dans ses propositions.
Alors que Kim Jee-woon s’apprête à tourner son premier film américain, transfuge plutôt rare chez les cinéastes coréens, les rumeurs les plus folles gravitent autour de The Last Stand, créditant d’abord Liam Neeson puis Arnold Schwarzenegger, qui signerait un retour pour le moins surprenant dans ce qui semble être un neo-western prenant place près de la frontière mexicaine. Cependant, la sortie prochaine en France du dernier film très énervé du cinéaste risque bien d’asseoir une bonne fois pour toute son statut de cinéaste exportable (tous ses films depuis 2 Sœurs sont sortis en salle chez nous) et d’auteur brillant qui a su dépasser la superficialité apparente de son projet artistique pour atteindre un équilibre idéal entre le divertissement pur et la proposition cinématographique pertinente.
*Propos rapportés par Jean-François Rauger, journaliste au Monde, lors du festival de Gerardmer 2011.