I Don’t Want to Sleep Alone (Hei yan quan)

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Dépourvu de parenthèses de comédie musicale pour aérer un récit claquemuré dans sa douleur même si chaque plan possède une musicalité visuelle (exigence du plan qui dure, morceaux de musique qui retranscrivent les réactions des personnages), le nouveau Tsai Ming-Liang, marque le retour du cinéaste malaisien, éternellement amoureux de la fantaisie incontrôlable et des étreintes […]

Dépourvu de parenthèses de comédie musicale pour aérer un récit claquemuré dans sa douleur même si chaque plan possède une musicalité visuelle (exigence du plan qui dure, morceaux de musique qui retranscrivent les réactions des personnages), le nouveau Tsai Ming-Liang, marque le retour du cinéaste malaisien, éternellement amoureux de la fantaisie incontrôlable et des étreintes cérébralo-sensuelles, sur sa terre natale et, surtout, à ses premières amours, du temps de Vive l’amour et de La Rivière voire Les Rebelles du Dieu Néon.

A cette occasion, il étaye tout les thèmes qui lui sont chers, de l’importance de l’eau à la quête de l’amour en passant par la sexualité malade, l’homo-érotisme, les déceptions humaines, les manques, le gaspillage, l’exploitation du corps, la solitude urbaine et la mélancolie indicible. Dans ce nouvel opus, deux histoires mises en analogie montrent des nuages, métaphore utilisée pour décrire ses personnages jusque dans la lenteur du déplacement, qui se rencontrent et provoquent des éclairs de désir: deux individus (un SDF battu par des parieurs de rue et le fils de la propriétaire d’un café dans le coma, incarnés par le même acteur) sont soignés suite à une agression par deux personnages différents: un travailleur immigré et une serveuse. Lorsque le SDF retrouve ses esprits, il rencontre la serveuse qui noue avec lui une relation très intime. Lorsque le travailleur se rend compte de cette passion, il fait montre d’une jalousie sans précédent.

Dès les premières images, Tsai Ming-Liang annonce sa couleur formelle unique : plans-séquences hypnotiques, atmosphère anxiogène où la vie lutte contre la mort, laconisme du jeu des comédiens. Ceux qui ne connaissent pas l’univers particulier et personnel de ce cinéaste qui fuit les volutes sentimentales pour plonger dans le gouffre des pulsions élémentaires risquent de trouver l’objet agressivement abscons. Pourquoi cette absence de dialogues ? Pourquoi ces recoins glauques ? Pourquoi ces personnages anonymes qu’on suit pour mieux perdre ? Les réponses sont simples: ce réalisateur (pro du plan-séquence et du cadrage), trop souvent réduit au simple statut de formaliste, cache un sculpteur d’âmes.

Un romantique désespéré qui sous les nuages menaçants laisse malgré tout scintiller une lueur d’espoir. Dans Vive l’amour ! , il ciselait un vaudeville neurasthénique sur des personnages qui avaient la malchance d’aimer la personne qui ne les aimait pas ; dans Les Rebelles du Dieu Néon, il auscultait un tumulte intérieur à travers une affaire de fascination pathologique; dans The Hole, il faisait swinguer un immeuble en pleine inondation ; dans Et là-bas quelle heure est-il ? , il montrait des personnages confrontés au deuil qui trituraient les aiguilles des montres, partaient au bout du monde, baisaient avec n’importe qui pour mieux fuir l’horreur du quotidien ; dans Goodbye Dragon Inn, des hommes en pleine misère affective et sexuelle se perdaient dans les dédales d’un cinéma et tentaient de vivre leurs fantasmes secrets.

I don’t want to sleep alone ignore totalement les règles usuelles du récit pour privilégier la notation, le détail, la sensation. Le film dévoile progressivement sa densité existentielle: douleur de l’exil, sentiment inexorable de perte, impossibilité de communiquer. Et ce malaise en Malaisie où la fièvre saisit et la malaria tue confirme que le cinéaste n’aime rien tant que tourner ailleurs que sur son propre territoire (Et là-bas quelle heure est-il ? se déroulait essentiellement sur le sol français afin de suggérer la perte de personnages en plein deuil – paternel ou identitaire – qui trafiquaient les aiguilles des monstres et fuyaient leur quotidien tristouille pour peut-être se chercher eux-mêmes).

En dépit d’une construction scénaristique ténue (le script peut être vu comme un prétexte pour scruter la tristesse indicible de bipèdes confrontés à la solitude nue), Tsai Ming-Liang projette une force surprenante qui s’exprime à travers un esthétisme très déterminé. Mais ce qui étonne ici n’est pas tant sa maîtrise de la rhétorique visuelle (un nombre incalculable d’idées par plan) que son apparente capacité à manier avec la même aisance plusieurs formes d’expression très différentes. Ici, chaque plan correspond à un état d’âme, à un frisson érotique ou à l’ébauche d’un sentiment diffus.

Si le gaspillage a toujours été au centre de ses préoccupations (ses personnages ont toujours consumés du désir dans le vide), Tsai Ming-Liang parle moins dans I don’t want to sleep alone de la recherche de l’amour dans un univers déshumanisé (sujet récurrent de The Hole, Et là-bas quelle heure est-il, Goodbye, Dragon Inn. et La Saveur de la pastèque) que de la question concrète de l’entraide entre les hommes à l’heure où plus personne ne se comprend. Jusqu’où est-on prêt à aider son prochain? Quel est notre degré de compassion? Comment gérer son manque d’affection ou son égoïsme inconscient? Ailleurs, ces raisonnements inviteraient à la dissertation pataude. Pas chez Tsai qui préfère séduire de manière plus instinctive (triple refus de la théorie, du psychologisme, de l’intellectualisme).

Régulièrement, il propose des dérapages dont il a la spécialité, en organisant des séquences érotiques troublantes (les scènes d’onanisme) ou en s’autorisant des métaphores (le papillon de la renaissance amoureuse lors d’une partie de pêche stylisée). Le rapport au corps dans I don’t want to sleep alone est révélateur de la capacité de l’artiste à les filmer. Sensuellement. Deux scènes se suivent sans équivoque: l’une où le corps inerte du fils d’une patronne subit un nettoyage corporel violent par une serveuse et une autre où le corps d’un homme battu soigné, amoureusement enveloppé, reçoit affection et amour. Les personnages secondaires qui gravitent tels des électrons libres réclament eux aussi des caresses pour éveiller des sentiments endormis.

Sans quitter son écosystème habituel, Tsai Ming-Liang convie ses deux acteurs fétiches (le couple Norman Atun et Shiang-Chyi Chen) et n’a rien signé de mieux depuis Et là-bas quelle heure est-il? . Ce qui est beau, c’est que le réalisateur n’essaie pas de forcer ses personnages à infléchir une logique au nom d’une morale progressiste plaquée et artificielle mais les laisse aller jusqu’au bout de son chemin. Et ici, le bout du chemin peut être synonyme de début. Le début d’un nouvel amour possible. Le début d’une nouvelle peau. Le début d’un apaisement dans cet enfer terrestre.

Les moments en creux, indécis, en disent plus long sur la solitude intérieure et la curieuse mécanique du désir que nombre de longs discours explicites. Ici, dans ce ballet rutilant, tout est affaire de regards, de silences, de gestes qui reflètent les charivaris intérieurs de gens avec lesquels on partage les mêmes envies silencieuses et attentes secrètes sous le vernis des apparences. Ce qui fait plaisir dans ce cinéma-là, c’est l’éternel refus d’expliquer, d’expliciter, de schématiser. Plaisir des sens, laminés par un tel envoûtement intime. Plaisir de l’intellect, subjugué par la force d’une mise en scène rigoureuse.

Plaisir simple d’assister à quelque chose d’exclusif, de solennel, de grand. Ce film plonge le spectateur dans un état de sidération inouïe (la conclusion, d’une beauté inouïe, rappelle à quel point ce cinéma, au même titre que celui d’un Béla Tarr, se passe de commentaires) et ressemble à toutes ces choses étranges qui s’agitent dans nos têtes, qu’on pense uniques et qui sont en réalité universelles. On l’écrit peu souvent alors écrivons-le : chef-d’œuvre.


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