Fémis : l’université d’été

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Le documentaire de création en 20 courts-métrages d’auteurs.

Courts-métrages d’université d’été de la Fémis 2022

On ne présente plus la Fémis, l’école de formation de renom formant, suite à une sélection aussi drastique que rigoureuse, les auteurs du cinéma français de demain. Mais nous souhaitons attirer l’œil du lecteur sur une section parallèle de cette école, celle de l’université d’été. Moins connue que la mission principale de l’établissement, cette sélection, en partenariat avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, invite tous les étés depuis 1989, après qu’ils aient été préalablement sélectionnés, une quinzaine d’étudiants étrangers pour deux mois. Deux mois durant lesquels l’objectif de cette université d’été est que suite à une formation réduite et intense, chacun des étudiants, encadré par des professionnels et des élèves de la branche principale de l’école les parrainant, réalise un court-métrage documentaire à la fois intime et personnel.

L’un des attraits de cette université d’été réside ainsi dans le fait que, pourvue de moyens plus restreints que la formation principale, ainsi que d’un temps de formation et de tournage plus réduit (ce temps de tournage se résumant à quelques jours) un sentiment d’improvisation, de grandes spontanéité, ainsi que d’une belle sincérité, se dégagent de la plupart des films de ces futurs auteurs de documentaires. Ce qui se traduit notamment par une étonnante variété de formes esthétiques et narratives, aux inspirations diverses et variées, évoquant de multiples branches du cinéma. Cette formation prouve ainsi que des moyens réduits peuvent être compensés par une créativité accrue, ainsi que par des convictions fortes (qu’elles soient artistiques ou politiques) et d’une foi sans nuance ni concession dans le cinéma.

Une partie de ces vingt courts-métrages documentaires rendent aussi compte d’un certain air du temps. Cet air du temps consistant en ce que devant les difficultés actuelles qui émaillent le parcours des jeunes cinéastes pour produire leurs films de fiction en France (notamment du fait  de la difficulté d’accès aux divers aides à la création, tout comme de la longue durée allant de genèse du projet à sa mise en chantier) ce que l’on nomme de plus en plus aujourd’hui « documentaire de création » semble être une alternative intéressante au cinéma mainstream, comme une forme de porte d’entrée dérobée pour pouvoir accéder au milieu. Un cinéma mainstream peut-être aujourd’hui, somme toute, un peu trop institutionnalisé et, ce faisant, qui tend à rendre les films banals. Ces « documentaires de créations » pourraient ainsi être définis comme suit : un type de documentaire qui a pour particulier d’user d’un point de vue ou d’une dimension artistique forte et très personnelle, pour relater des faits authentiques, issus du réel.

Qui plus est, et de façon générale, le point de vue de jeunes cinéastes étrangers (ils viennent d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud, d’Europe de l’Est…) sur le pays qui les accueille, sur sa culture, sur ses bienfaits comme sur ses contradictions, offre un miroir tendu aux spectateurs. Des spectateurs qui sont dès lors poussés à réfléchir sur eux-mêmes, sur leur propre culture et sur la place qu’elle occupe dans le monde. Ils sont ainsi aussi invités à réfléchir sur l’importance et la qualité de leur regard.

Les critiques qui suivent ont été réalisées suite au visionnage des vingt films dans les locaux de la Fémis en septembre 2022, répartis sur deux jours. L’objectif est de rendre compte de la qualité indéniable et variée, parfois surprenante, des œuvres issues de ce programme discret, mais à nos yeux, noble et capital. L’espoir est qu’à la lecture de ces vingt critiques, le lecteur saisisse la chance, si l’occasion devait se présenter à lui, d’aller découvrir ces œuvres en salles.

Papa Éric le tendre, de Gaston Bonkoungou, burkinabé

Congolais vivant en France (Congo-Kinshasa) depuis une trentaine d’années, Papa Éric le tendre est par nature un bon client. De sa démarche dansante et chaloupée, au son de sa chaîne stéréo portée avec lui de façon permanente pendant qu’elle diffuse une musique entraînante, jusqu’à son accent chantant entendu au travers de paroles relatant une philosophie et un art de vivre très personnel. Tout dans ce personnage respire et inspire de la bonne humeur. La bonne intelligence de Gaston Bonkoungou, consiste à avoir évité de mettre Papa Éric le tendre dans tous ses plans et d’avoir pris le temps d’attiser la curiosité du spectateur en débutant son œuvre par le biais d’une longue première partie au cours de laquelle ce sont les multiples membres anonymes de la communauté congolaise qui s’expriment au sujet du personnage (véritable petite célébrité du Web) et dont on perçoit à la fois le respect et l’amour. L’avantage de ce procédé consiste ainsi en ce qu’au travers du portrait de Papa Éric le tendre, c’est le portrait de toute cette microsociété qui est dressée à l’écran.

Red Army, de Camille Montocchio, mauricien.

Un homme passionné de football nous fait partager sa passion au cours d’une soirée de jeux dans un bar, avec d’autres fanatiques. La particularité de Red Army est basée sur une forme de retournement de situation qui consiste en ce que d’une forme de vision comique de l’obsession d’un homme pour le foot en ouverture, on passe à une vision d’une rare tendresse lorsqu’il évoque la raison, tragique, de cet attachement personnel en clôture. Ce retournement de situation permet une efficace interpellation du spectateur et l’incite à une réflexion, voire à une autocritique, quant à sa façon de juger la passion ou l’attitude d’autrui. D’autant plus que le regroupement des multiples supporters en un même lieu ne peut que questionner sur l’histoire personnelle de chacun de ces fanatiques, et du secret derrière chaque passion. De plus, au travers de sa représentation des écrans, Red Army pose la question de leur omniprésence dans nos sociétés, de leur nature envahissante qui tend à isoler les individus les uns des autres et à les maintenir dans la solitude, malgré leur proximité physique et leur besoin de collectif.

Aquel sentimento que Il levo dentro, d’Ivonne Alejandra Urbina Orozco, colombienne.

Alors qu’elle est présente à Paris pour l’université d’été de la Femis, Ivonne Alejandra Urbina Orozco rédige une lettre pour son père aujourd’hui disparu. L’intimisme d’Aquel sentimento que Il levo dentro provient ainsi de la grande franchise de la lettre de la réalisatrice qui s’adresse à son père en voix off. Une voix qui n’a de cesse d’entrer en écho ou en discordance avec la succession d’images prises sur le vif durant le séjour parisien de l’auteure. Soit des images qui alternent entre des espaces vides reflétant son état d’esprit mélancolique, et des espaces emplis de la joie de vivre de ses multiples camarades d’université d’été. L’un et l’autre de ces espaces, reliés par la voix de l’auteure, représentent ainsi avec efficacité l’esprit de la réalisatrice comme pris dans un entre-deux : celui d’un passé lourd de la perte d’un père qui empêche son plein accomplissement dans un présent joyeux. Un présent qui se trouve ainsi plus observé que vécu, car toujours alourdi par un deuil que le film tente justement de solder. Le mixage aérien qui crée une ambiance dissonante avec les images observées parachève de projeter le spectateur au sein d’une âme en peine en cours de cicatrisation ; l’œuvre est ainsi un bel exemple de cinéma conçu comme le plus beau des outils thérapeutiques.

Le vent, de Qiudan Chen, chinoise.

C’est à une de ses collègues venues de Chine que s’intéresse Qiudan Chen. Une collègue qui, depuis 2017, est en France et évite de se poser trop de questions quant à un avenir dépassant les deux ans. Dans un silence et un calme omniprésent, la réalisatrice s’attarde à montrer le quotidien de son personnage avant de l’interviewer tranquillement sur le balcon de sa maison. Ainsi, en quelques plans, l’auteure dresse le portrait d’un être auto-isolé qui lui est utile à mettre en scène, dans un effet miroir (qui n’est pas ouvertement explicite) ses propres angoisses existentielles. Cette sensation d’isolement du reste du monde est accentué par l’usage de son du vent et de la voix de la réalisatrice qui est audible, alors qu’elle tourne, depuis le hors-champ. La puissance de ce hors- champ, couplée aux images à la poésie simple, basées sur le cadrage d’objets du quotidien, parachève de projeter et d’enfermer le public dans le système poétique de l’œuvre. Et l’on comprend ainsi bien vite que la question sous-jacente de l’auteure consiste à interroger la raison poussant un individu à extirper son corps comme son esprit de son milieu d’origine pour aller à la rencontre du monde.

Île de rêve, de Tito Villegas, chilien

Qu’est-ce qu’être chilien ? C’est à cette question que s’attelle Tito Villegas, dont le périple depuis son Chili natal, où il a commencé à étudier le cinéma, le force à faire une introspection. L’auteur choisi de nous parler de deux figures l’ayant marqué durant son parcours, comme aux étudiants de cinéma de son pays : Chris Marker, dont on étudie automatiquement l’un des longs métrages dans son école originelle et Raoul Ruiz. Et, au travers de la narration de son film, dont la structure éclatée, anarchique, mélange des images d’archives et des images actuelles, l’auteur cherche à appliquer leurs enseignements. Un enseignement qui transparaît au travers de la façon dont le film semble avoir été cherché et trouvé tout en le créant. Soit un acte qui permet de s’affranchir des normes, des règles et d’offrir sa liberté, comme son identité, à l’œil du public. Ainsi, au travers de son récit intime (un aspect qui est renforcé par sa propre voix en off) qui est aussi un hommage à deux figures incontournables du cinéma, Tito Villegas parvient à dresser le portrait de son pays, de ses traumatismes, dictature en tête de liste, de l’impact encore actuel de cette dernière ainsi que de la façon dont elle a remis en cause les fondements de l’identité chilienne.

Le triomphe, d’Adama Diop, sénégalaise.

De toutes les statuts de Paris, c’est Le chant de la république que préfère Adama Diop, raison pour laquelle elle choisit de portraiturer, dans une série de plans fixes, les diverses personnes entourant ou vivant autour de cette dernière, place de la Nation. Elle livre ainsi une série de témoignages hétéroclites explicitant les rapports individuels entretenus avec l’œuvre, le savoir, voir le manque de savoir, quant à ses origines et aux sens qu’elle recouvre, comme de l’interprétation que l’on peut en tirer. Et c’est de cet éclectisme des personnes interrogées, de tout âge comme de toutes origines, qui se massent au même endroit dans Paris, que Le triomphe tire la première de ses deux beautés. La seconde consiste en la réflexion intelligente, souvent drôle (et féministe en la matière) sur le fait que des œuvres dont on est habitué à la présence en finissent par devenir invisibles et que leur sens, comme leur signification, est souvent oubliée par la majorité. Cette signification est d’ailleurs peut-être d’autant mieux rappelée par des étrangers ou de jeunes étudiants en apprentissage que par des locaux. Aucune polémique ni malice n’est à chercher dans ce dernière constat, uniquement une vérité factuelle. La candeur de l’ouvre est enfin entretenue par les quelques sonorités africaines qui se font entendre en ouverture et en clôture de ce film limpide et élégant.

Petite bulle, de Pierrelie Shama François, haïtienne.

C’est une mentalité que décide de portraiturer Pierrelie Shama François, celle d’un esprit nostalgique poussé à se réfugier dans le souvenir de sa culture, alors qu’il vit dans un monde plus individualiste et plus rapide que sa société d’origine ; cette différence de rapport au temps et à l’espace étant intéressement présenté comme un marqueur identitaire. Une sensation partagée par les divers collègues du personnage présent en fin de film. L’intelligence de Petite bulle consiste à s’acclimater à l’attitude et à l’éthos de son personnage, un étudiant étranger, en se basant sur un rythme lent, pour rendre compte de ces différences et du déracinement que représentent pour lui deux années d’études parisiennes. Tout le particularisme du personnage est ensuite magnifié par la contradiction entre son attitude nonchalante et décontractée avec sa voix et de ses paroles rapides, dynamiques, énoncées dans un accent chantant solaire. Un chant tranchant lui-même de l’habitat morne et banal dans lequel il vit comme du sérieux de ses propos. D’une agréable et douce lenteur, l’œuvre enferme le spectateur dans une bulle de bien-être, tout en donnant la sensation que la froide réalité se trouve non loin en embuscade.

Encre de tri-logique, de Berphily Venicy Mieri Moundaya, congolais.

Encre trilogique retrace le parcours de Boris N’Golo, alias J, un rappeur et écrivain politiquement engagé aux allures de boxeur. L’intérêt du film ne réside pas tant dans le beau parcours de ce personnage qui est parvenu à se hisser hors de la misère promise, que dans l’intéressant contraste se jouant entre son allure patibulaire et sa culture, tout autant que dans le parallèle qu’il dresse lui-même entre son besoin de s’exprimer au travers de la création et du manque affectif issu de l’exil et de sa séparation forcée d’avec sa mère. Si Berphily Venicy Mieri Moundaya met en scène un personnage fascinant par l’intelligence de sa pensée, Encre trilogique fascine aussi par l’aspect rouchien de son dispositif de mise en scène lorsque, durant une séquence, J, muni de son live, va faire lire quelques paragraphes de son livre à des passants en leur demandant ce que cela leur inspire. Ce dispositif efficace et prenant, qui ancre le film dans le temps présent en donnant la sensation qu’il se fait en direct et saisie ainsi l’esprit du temps, fait aussi écho à la volonté du personnage de s’accomplir au travers des mots et des chansons, comme de son besoin de s’immiscer dans l’esprit des autres pour exister. Soit un dispositif somme toute ambigu qui interroge l’impact politique que peut avoir une œuvre sur le public.

On a qu’une seule vie, d’Hanifa Ali Oumar, tchadienne.

C’est un portrait radical auquel se livre Hanifa Ali Oumar, celui d’une femme qui a eu à subir l’atrocité du mariage forcé en Afrique. Et pour transmettre la cruauté et la violence de l’acte sur son personnage, tout comme le manque de prise de parole sur le sujet, l’auteure adopte un dispositif esthétique radical : un plan fixe sur la jeune femme de profil durant presque 12 minutes, à peine entrecoupées de quelques plans de Paris. Soit un dispositif étouffant qui permet une attention maximale du spectateur sur le récit glaçant et à rebondissements que fait son témoin, tout en retransmettant la nature encore vive et actuelle de la blessure qu’elle a eu à subir. Ce dispositif est aussi utile à montrer, au travers des images d’africaines d’un des quartiers de Paris, de sa nature universelle du récit : chacune de ces anonymes passant dans le cadre donne la sensation de potentiellement porter une histoire similaire, tout aussi tragique et cruelle. Évoquant la radicalité d’un Raymond Depardon dans sa forme, le fond du récit questionne aussi le désir et l’impact des études des femmes africaines. Soit le moyen le plus efficace de leur émancipation qui entre inéluctablement en conflit avec un traditionalisme tribal et patriarcal toujours en vogue.

Rashad, de Mortada Kadim, irakien.

Dans une maison de retraite, Mortada Kadim interroge les pensionnaires sur le bonheur ou les moments forts qu’ils ont vécu au cours de leur vie. Et les difficultés de l’ensemble des membres du groupe à définir ce bonheur, tout comme à se souvenir de ces moments, retransmettant avec tact la nature spontanée et fugace des instants où tout un chacun peut se dire ou se sentir heureux. Œuvre intelligente prenant un aspect de réflexion philosophique, le dispositif du film consiste à montrer les pensionnaires sur le temps long et en plans fixes, en train de chercher leurs mots, dans de longs blancs pour certains. L’une des qualités indéniables de Rashad consiste ainsi à ne jamais tomber dans une forme  nostalgique, et à transmettre la grande tendresse du regard de l’auteur à l’égard de chacun des pensionnaires. Des pensionnaires dont les personnalités esquissées sont aussi drôles que tragiques, tendit que l’inégalité de l’esprit de chacun face à la vieillesse n’a de cesse d’interpeller et d’interroger. Cette vieillesse semble alors se transformer en un miroir tendu à une jeunesse qui ne se rend peut-être pas compte qu’elle vit les meilleurs instants de sa vie.

Paris m’a volé mes amis, de Youssef Sanheji, tunisien.

Youssef Sanheji profite de son séjour à Paris pour partir à la rencontre d’amis (originaires de Tunisie) présents sur place ou dans les environs pour leurs études et qu’il a de moins en moins l’occasion de voir. Et à mesure que le réalisateur chemine et que garçons et filles s’additionnent, il ne cesse de demander deux choses à ses camarades : que faire comme film pour la Femis, et comment se fait-il qu’ils ne se voient pas plus alors qu’ils sont tous si proches ? De cette mise en abîme et de ce questionnement naît la force de Paris m’a volé mes amis, qui embarque et immerge avec facilité le spectateur au cœur de cette petite bande réunie pour l’occasion. La nature spontanée et apparemment improvisée de l’œuvre est accentuée avec ingéniosité par l’usage d’une caméra au point, un caméscope, que l’auteur emploie pour filmer son périple. Film le plus long de la collection, chaque instant et chaque temps mort sont propices à mettre en exergue la proximité, mais aussi la mélancolie, des membres de ce petit groupe. La nature éphémère de cette soirée, couplée à l’humour et à l’attitude bonhomme de la bande, crée une aura aussi vivifiante que sentimentale.

Butiner l’amour, de Nicolàs Zarate Denis, paraguayen.

Pris dans une relation amoureuse depuis trois ans, Nicolas Zarate Denis interroge quatre de ses amis et sa grand-mère sur l’amour et le sens de l’attachement. Sans doute le film le plus poétique de la collection, Butiner l’amour offre un dispositif de mise en scène travaillant le contre-pied. Aux diverses réponses sur le questionnement de l’auteur sont associées une série d’images fragmentaires et fixes de statuts, de ciels et de fleurs mortes butinées par des abeilles. Chaque image, très poétique grâce à un travail du cadre rigoureux et d’une colorimétrie évoquant la peinture, entre à la fois dans une forme de contradiction avec la forme fluide de la parole des témoins, et d’écho au travers des réponses variéesdes interrogés (l’écho étant symboliquement porté par la nature fragmentaire de l’espace). L’ensemble permet de générer une profonde mélancolie issue du fait que toute la beauté de l’amour réside, justement, dans ses multiples définitions et, ce faisant, dans sa nature insaisissable et fragmentaire. Une nature qui rend du même coup vaine l’obtention d’une réponse définitive aux questions initialement posées. Une ambiance sensorielle et très immersive associée à quelques pointes d’humour, notamment au travers des propos de la grand-mère, permet d’obtenir un film dont le tour de force réside aussi dans le fait qu’il se paye le luxe d’éviter le cliché touristique romanesque, même en passant du Satie en guise de finale.

Au bout du chemin, de Mathias Noussougnon, togolais.

Une maison de retraite, la projection d’un film classique suivie d’un débat entre les pensionnaires participant à la projection…Cette ouverture illustre bien la façon dont Mathias Noussougnon structure son récit : en enchaînant les séances d’activité de cette maison de retraite les unes après les autres. L’astuce étant que le réalisateur utilise ces instants pour observer chacun de ses personnages en action pour pousser le public à se questionner sur l’état d’esprit de chacun d’eux : sont-ils sains d’esprit, déjà ailleurs, qu’attendent-ils encore de la vie si proche de la fin ? Cette série de questionnements est facilitée par la position de la caméra et du cadre : toujours assez proche des pensionnaires pour pouvoir observer leurs réactions dans le détail, mais jamais trop pour que cela en devienne oppressant. Le travail de l’ambiance sonore est, quant à lui, utile à accentuer un effet de groupe, en signifiant la présence de chacun des autres membres dans le hors-champ malgré les cadres serrés, ce qui donne à ce Bout du chemin un aspect de film chorale. Parfois drôle, mais surtout très touchant, on se souvient de chaque visage des pensionnaires avec facilité comme avec émotion et l’on est tenté de se dire en conclusion que la vieillesse n’est pas tant une fin qu’une phase aussi riche à vivre qu’une autre.

Ici c’est Paname, de Sandra Simbakwira, congolaise

C’est sur un jeune congolais, partie de son pays, car lassé de sa misère, que Sandra Simbakwira porte son regard. La force de ce dernier réside en sa simplicité et à l’attachement que l’auteure porte à cet être en proie au doute et à la nostalgie, car venue dans un pays qu’il n’a pas véritablement désiré (mais qu’il sait respecter). L’espoir d’une vie meilleure que ce jeune professeur de danse véhicule finit, au gré de son parcours, par contaminer le spectateur qui ne tarde pas à souhaiter la réussite du personnage. Un personnage magnifié avec simplicité lorsqu’il danse, notamment devant la tour Eiffel ou pendant qu’il s’entraîne en banlieue, par des plans fixes qui laissent l’apanage du mouvement à son corps d’athlète. Ici c’est Paname dispose aussi d’un humour frais lorsque le jeune homme fait danser ses élèves durant son cours. La fraîcheur de la séquence émanant du fait que tout en étant drôle eu égard à l’aspect des pupilles (des quarantenaires à l’embonpoint flagrant) elle évite l’ironie agressive ou le regard acerbe et grinçant. Cette séquence dispose ainsi d’une belle profondeur du fait que la différence de culture peut se lire au travers de la différence corporelle qui se joue entre le professeur de danse et ses élèves pataudes. Film hommage à un corps sensuel pourvu d’une énergie et d’une soif de vivre éclatante, Ici c’est Paname donne avec aisance sourire et espoirs.

Un Aloès, un ficus, un avocat et six dragonniers, de Marta Smerechynska, ukrainienne

C’est d’un lieu que fait le portrait Martha Smerechynska, celui d’une zone de transit Parisienne où s’entasse les diverses affaires emballées de multiples familles ukrainiennes anonymes venues de tous les coins du pays déchiré par la guerre. Soit une représentation efficace de tout un peuple en exil. L’intelligence de la réalisatrice consiste à avoir délaissé tout portrait physique de personnages pour se concentrer sur les multiples paquets anonymes d’où l’on peut distinguer les écritures et les quelques objets personnels que chacun à chercher à préserver dans sa fuite. La fragmentation de l’espace issue des plans macro fait ainsi redoutablement écho à la fragmentation du pays en guerre, tandis que la proximité des objets intimes couplée à la démesure de l’événement relaté par la voix off, crée une différence d’échelle radicale, utile à représenter la violence ressentit individuellement à cause d’un émanant événement brutal plus grand que nature. L’aspect intime de l’œuvre est enfin accentué par la nature de la voix off, celle de la réalisatrice, qui couvre l’ensemble de ces fragments de vies dispersées, car elle conte son histoire personnelle concernant cette guerre. L’un des films les plus courts de cette sélection est ainsi l’un des plus actuels, essentiels et puissants ; il parvient à mélanger avec efficacité l’intime et l’historique, tout en esquissant le portrait d’un peuple en souffrance.

Damon Slayer fin août, réalisé  par Antonina Komarova, russe

Dans un parc de banlieue parisienne aux allures de jardin sauvage, une petite bande d’adolescents se demande quoi faire pour l’occasion du film qu’Antonina Komarova veut faire avec eux. Ils se décident à reproduire une séquence de leur manga favori, soit une scène de combat où épées et sorts de magie s’entrechoquent. La réalisatrice suit donc le parcours du groupe, de sa préparation à la réalisation du projet. La proximité évidente de l’auteure avec ses camarades et le sentiment participatif qui émane du dispositif de tournage contribuent à donner une ambiance guillerette et juvénile à une œuvre qui montre avec tendresse toute la candeur et l’innocence de jeunes adolescents. Le caractère ingénu du moment est encore accentué par le beau parti pris du recours à certains effets spéciaux durant la phase de tournage de la scène du manga, qui parachève d’intégrer le processus de création filmique au processus de jeux de la petite bande. Mais plus que ces effets spéciaux (que l’on aurait tout de même aimés plus nombreux), c’est surtout du beau sourire candide de chacun des personnages durant la phase de testimonial final dont on se souvient à la fin de ce Damon Slayer fin août.

Jour après jour, de Ahmet Sarp Uzunoglu, turc

C’est le souvenir d’un rêve que narre Ahmet Sarp Uzunoglu, à moins qu’il ne s’agisse du souvenir d’un véritable événement… ? C’est sur la base de cette confusion entre rêve et réalité, ou sur ce que devient le rêve lorsqu’il se transforme en un souvenir que le réalisateur structure son récit et son espace. Un espace fragmentaire duquel émane sa voix en off qui, couplé à deux témoignages de ses camarades de promotion, parvient à susciter le doute dans l’esprit du spectateur et à le faire se questionner : est-ce bien la réalité que l’on observe, un rêve, un souvenir, ou les trois à la fois. C’est de cette superposition de sens et de questionnement que naît la poésie de Jour après jour, dont certains instants évoquent le Miroir de Tarkovski, autant que le talent de plasticien de Léos Carax. L’œuvre est rigoureusement cadrée, parfois oppressante et elle dispose d’une belle gamme d’effets de style qui permettent de jolies envolées sentimentales et mélancoliques. Jour après jour est ainsi une œuvre sensorielle qui est pourvue d’une grande délicatesse. Cette dernière est aussi transmise par la rondeur de la langue turque de l’auteur, qui charme autant par sa douceur que par sa sensualité.

Mon Parnasse, d’Asma Benazouz, algérienne

Prenant au mot le Pour faire le portrait d’un oiseau de Prévert, Asma Benazouz va à Montparnasse pour portraiturer un homme mystérieux, Paco, qui serait en lien avec celle pour qui le poème a été écrit. Toute la force du film provient de son parti pris de dresser le portrait de ce mystérieux personnage au travers des témoignages des patrons de bar, des serveurs et de certains clients que l’homme fréquente ou a fréquenté assidûment dans ce quartier. Ce faisant, en plus d’attiser la curiosité du spectateur, cette méthode permet de dresser avec une puissante simplicité le portrait de l’endroit, de son ambiance et de sa culture. L’immersion du public au sein de l’écosystème est accentuée par l’absence de musique et par la prise de son directe durant les témoignages. Un son direct qui, en plus de la parole, retransmet avec authenticité tout le capharnaüm sonore si typique du milieu. Inclue entre les témoignages, la lecture du poème métaphorique de Prévert par l’auteure qui détaille, tel un manuel, l’art de portraiturer un oiseau, donne de son côté une subtile dimension de mise en abîme au film. Mon Parnasse est ainsi une œuvre à l’image de la poésie de Prévert : vibrante et chaleureuse.

Revivre sa vie, de Nastasja Budjevac, serbe

Originaire de Serbie, Natacha Budjevac retrace son parcours et conte succinctement sa vie à Paris et ce qu’elle lui a apporté. Ce faisant, elle construit son film de façon patchwork en mélangeant les images des films qui l’ont marqué avec les véritables lieux parisiens modernes, le tout agrémenté de sa voix off qui relate l’aspect désillusionné de sa découverte de la réalité parisienne. Le travail de la bande sonore, qui mélange habilement musique et sons de films admirés, ambiances prises en son direct et voix off, contribue au rythme envolé de Revivre sa vie, autant qu’à l’immersion du spectateur. Sensible, drôle parfois (mention spéciale à l’actrice incarnant une logeuse qui ne veut pas être vue) le film dispose surtout d’une dimension organique grâce à son image se modelant en fonction des propos et de l’esprit de la réalisatrice. Revivre sa vie interroge ainsi avec intelligence le rapport entre fantasmes filmiques et réalité, tout en posant la question de l’influence du cinéma sur nos rêves et notre perception du réel. Tout comme il interroge la façon et la possibilité d’accorder ou de confronter ses fantasmes à la réalité. C’est donc à un autoportrait franc auquel se livre la réalisatrice, qui a aussi le grand mérite de donner l’envie de foncer revoir le meilleur des Godard, Varda et Carax.

Nos beaux yeux, de Fatima Joumaa, libanaise

C’est sur ses camarades de classe que Fatima Joumaa a jeté son dévolu. Et au travers de leurs témoignages, depuis les locaux de la Fémis, elle tente de portraiturer une partie du groupe de l’université d’été 2022 et de dégager les points communs de cette petite équipe éclectique (ce qui transparaît notamment au travers des différentes langues entendues) aussi forte qu’éphémère. Le questionnement sobre de plusieurs des élèves présents, des raisons qui les ont poussées à faire leurs films, mène logiquement à l’interrogation de leur présence à la Fémis, en France, et sur ce qu’ils attendent de l’expérience. Ainsi, Nos beaux yeux, tout en demeurant élégant du fait du recours à plusieurs cadrages intelligemment travaillés pour contenir une dimension de mise en abîme, parvient, en montrant littéralement l’envers du décor, à générer un ton polémique, assez acide, plutôt politique et teinté de reproches, sur les raisons de l’accueil des élèves dans l’enceinte de l’école. Mais il parvient aussi à éviter de faire la morale ou tout aspect donneur de leçon grâce à sa dimension émotionnelle, lorsque Fatima Joumaa montre ce que lui a apporté son voyage : l’occasion de renouer avec une part de son passé et de son identité. Nos beaux yeux est ainsi le film le plus autocritique de la collection et, ce faisant, offre une belle conclusion.

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