Faute d’amour

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Andreï Zviaguintsev nous montre une Russie inhospitalière, peuplée de gens malheureux et fatigués, perclus dans leurs nids familiaux glacés.

Faute d’Amour est le cinquième long métrage d’Andreï Zaviaguintsev, qui lui a valu le Prix du Jury au Festival de Cannes en mai dernier. Dans une famille moscovite qui ne manque de rien, Génia et Boris décident de divorcer. Chacun préfère passer sa vie dans le lit de son amant respectif, alors que leur propre appartement devenu un lieu de querelles sans fin doit être rapidement vendu. Après avoir entendu une dispute de ses parents, Aliocha, leur fils de douze ans, disparait. Ils ne remarqueront son absence que vingt-quatre heures après sa disparition.

 

Absence d’évolution des personnages principaux

On est plus habitué à voir les problèmes familiaux se déployer dans le cinéma scandinave. D’ailleurs, Andreï Zviaguintsev ne cache pas qu’il voulait faire un remake de Scènes de la vie conjugale (1973, Ingmar Bergman). La société civile où se développe le respect d’autrui comme valeur principale, semble commencer à pénétrer la cellule familiale. En réalité, nombreuses sont encore les familles où les mères interviennent sans aucune pudeur dans la vie intérieure de leurs enfants, et humilient publiquement ceux-ci, ainsi que leurs époux. Dans ce film, les hommes pleurent, les femmes restent froides et indifférentes, les rôles sont clairs jusqu’à ce que les masques tombent en cours de route sans pour autant faire évoluer les personnages.

Génia, face à la disparition d’Aliocha, maîtrise ses émotions ; en tant que mère elle reste émotionnellement impénétrable jusqu’à la scène finale, à la morgue, où elle se permet enfin d’exploser. Elle joue une personne forte et cynique, qui s’est construit une carapace, et méprise profondément son mari et les larmes de son fils. Mais on découvre également une personne faible et sans défense devant sa propre mère, exemple de névrotisme avoisinant la folie, et devant son nouvel amant dont elle croit être follement amoureuse. Quant à Boris, il prend un air minable et ploie sous les reproches de sa femme. Il essaie de regagner en masculinité dans les relations avec sa jeune maîtresse enceinte et à la fin du film il prend la posture du chef de famille posé devant la télé à qui on devrait servir des raviolis faits maison. La jeune maîtresse de Boris reste indifférente à la disparition d’un enfant, alors même qu’elle est enceinte, ce qui la rend ridicule et antipathique. À la fin du film, la lumière autour de Boris tend à se réchauffer comme pour dire qu’il pourrait être respecté et aimé. Mais sa nouvelle belle-mère est là, l’intervention dans la vie intime du couple continue. Et la tragédie liée à la disparition d’Aliocha n’ayant rien changé pour cet homme, il ne s’apprête en réalité qu’à reprendre le même chemin.

Un nid familial glacé

Ici, les gens vivent dans la haine, et dans la haine ils procréent des enfants par peur d’être libres. Le film s’ouvre avec des accords de piano abrupts qui accompagnent en crescendo de nombreux plans fixes d’un fleuve qui coule dans une forêt près d’immeubles moscovites. Le réalisateur insiste sur le contraste entre la noirceur de l’eau et la blancheur de la neige qui recouvre les berges, mais également entre la fixité meurtrière des arbres nus, le mutisme calme des flocons et le remuement inquiétant des rides du courant. Le film est totalement plongé dans le froid et nous gèle jusqu’aux os. L’eau, la neige, les silhouettes de la nature dormant, le vent sifflant, la lumière froide  – Zviaguintsev nous montre la Russie inhospitalière où « l’autre » est devenu un ennemi, un concurrent., il n’est plus un partenaire, un ami, un camarade », dit le réalisateur du film. Les chocs politiques et économiques qui ébranlent le peuple depuis bientôt une centaine d’années détruisent la confiance en soi, l’expression ouverte de ses émotions, la liberté de choix y compris dans la vie privée. Ils procréent la peur, la lâcheté et la haine qui se transforme progressivement en un trait de caractère national. Andreï Zviaguintsev exprime ce danger par la lumière rougeâtre menaçante qui vient du dehors, mais il ne faut guère chercher les raisons des malheurs principaux du peuple russe à l’extérieur. Les nouvelles relations amoureuses des personnages sont aussi artificielles que leur vie conjugale brisée : les deux scènes érotiques dans lesquelles Génia et Boris font l’amour avec leurs amants respectifs se passent sous les couleurs d’un ciel hivernal nocturne qui éclaire des corps noirs. Les lumières intérieures sont blanches, comme dans une morgue, et même les lampes chaudes ne diffusent que des teintes marrons.


En attendant de l’aide extérieure

La froideur de la tragédie est évidemment condensée, ce qui permet au film de construire un récit fort. S’y opposent fugacement de rares moments où la lumière chaude illumine le cadre. Comme la police refuse de chercher le garçon, les volontaires interviennent. L’intervention d’Ivan, le chef de la brigade des recherches, coïncide avec l’apparition de cette lumière chaude, et nous apporte l’espoir d’un happy end. Mais cette lueur s’éteint aussitôt qu’Ivan se rend compte que le couple est prêt à continuer à se disputer et à s’accuser au lieu de s’unir pour affronter le problème. Pour les parents la situation est plus embarrassante que tragique. Les deux se figent en attendant de l’aide de l’extérieur au lieu d’assumer leur responsabilité. Mais, comme le souligne le réalisateur, le spectateur est le seul à savoir qu’Aliocha était au courant de tout quand il pleurait dans l’ombre son impuissance. Ses parents ne se rendent même pas compte que leur dispute est à l’origine de cette tragédie, alors il leur est impossible de se responsabiliser. Nous comprenons que le retour d’Aliocha n’est possible que s’il a un endroit où revenir.

À l’instar de son film Elena (2011), Andreï Zviaguintsev remet en question le rôle d’une mère dans la société russe contemporaine, et la place que la société accorde aujoud’hui à la famille. À la fin du film, Génia essaie de sortir de son nouvel intérieur qui a tout d’une boîte vitrée, aussi glacial que son ancien appartement. En tenue de sport rouge écarlate, décorée du blason national et du mot RUSSIA, elle court sur un tapis roulant placé sur le balcon de l’appartement de son amant en fixant la caméra. Cette course sans déplacement renvoie à la scène d’ouverture avec les rides du fleuve entre les rives enneigées où le mouvement presque invisible et inquiétant affrontait la fixité. "On ne peut pas toujours se référer à eux, l’homme est responsable de lui-même devant lui-même", déclare Andreï Zviaguintsev. Mais la prise de conscience est-elle possible sans pénitence?

Titre original : Nelyubov

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Durée : 128 mn


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