Golden Door, votre troisième film, raconte l’histoire d’une famille qui émigre aux Etats-Unis au début du XXe siècle. Ce film est inspiré de votre propre expérience ?
Emanuele Crialese : Ce film vient de mon expérience d’immigrant. J’ai vécu aux Etats-Unis pendant 10 ans et l’immigrant est pour moi dans un état existentiel intéressant : il n’est plus citoyen de la terre qu’il a laissée, et ne sera jamais citoyen de la terre où il est arrivé. Il est suspendu dans un espace temporel et spatial étrange qui l’amène à sortir des choses qu’il ne connaît même pas de lui-même.
Votre film met en avant la sensation. Le travail de la lumière et du son est très important. Comment avez-vous travaillé avec Agnès Godard et Pierre Yves Lavoué qui signent la lumière et le son ?
Emanuele Crialese : Pierre Yves Lavoué était l’ingénieur du son sur le tournage, mais nous avons eu besoin de beaucoup travailler le son en post-production car nous avons tourné sur le port de Buenos Aires où il avait beaucoup de bruit. Nous voulions reconstituer un son d’époque. Grâce à ma monteuse, Maryline Monthieux, une autre excellente collaboratrice, j’ai rencontré Jean-Paul Hurier et Francis Wargnier, deux artistes sonores. Francis est le véritable inventeur du son. C’est un véritable passionné. Malheureusement ils ne sont crédités qu’à la fin du générique du film. Je le regrette car je leur dois beaucoup. D’ailleurs j’aimerais qu’ils fassent partie de mon équipe sonore sur tous mes autres films.
Dans une séquence, les personnages, qui viennent de la campagne, arrivent dans la ville portuaire et ils sont alors plongés dans un ouragan sonore…
Emanuele Crialese : Pour cette séquence, on s’est demandé comment identifier la ville. Nous avons pensé aux cloches des églises, au bruit des chariots… Si on évoquait beaucoup de choses, encore fallait-il trouver le bon son de cloche, le bon son de chariot. Francis Wargnier m’a fait beaucoup de propositions sans jamais rien m’imposer. Il m’a donné la possibilité de choisir entre des univers sonores variés. C’est ce que je demande à tous mes collaborateurs, ce qui n’est pas évident car, surtout dans des domaines aussi spécifiques, nombreux sont ceux qui imposent des choses et le réalisateur n’a pas la connaissance suffisante pour les contredire.
Et Agnès Godard ?
Emanuele Crialese : Je me demande comment j’ai fait pour travailler avec Agnès Godard ! Je suis un homme très joyeux qui n’aime pas les conflits. Je considère la caméra comme un totem. Pour moi la caméra est au centre d’un cercle de 30 mètres de rayon à l’intérieur duquel on fait un rituel. Pendant ce rituel, on laisse tous ses soucis dehors sinon on ne rentre pas, on attend. Bien sûr, quand on tourne, tout le monde a des soucis mais je veux que les techniciens aient le sourire et puissent aider les acteurs, et Agnès n’était pas toujours comme ça.
Pourquoi l’aviez-vous choisie ?
Emanuele Crialese : Parce que je savais qu’elle travaillait avec des réalisateurs et dans des conditions où elle était obligée d’inventer des solutions plus artistiques que techniques. Je pensais que c’était exactement ce dont j’avais besoin pour ce film. Je ne la connaissais pas personnellement. De plus parmi tous les chefs opérateurs, c’était la seule à m’avoir fait un discours sur l’économie de l’image, discours avec lequel je suis tout à fait d’accord. Cette économie implique qu’on cherche, avec une image, à donner la plupart des informations. Pour moi, l’image doit raconter.
Comment se passait votre travail ?
Emanuele Crialese : Agnès Godard est très possessive par rapport à la caméra. Or, s’il m’arrive parfois de demander au chef opérateur de faire une proposition, je veux faire tout le cadre. Je storyboarde le film et je sais exactement ce que je veux. Je veux regarder dans la caméra, faire des prises… Je lui montrais le cadre, puis elle exécutait, mieux que moi parce que c’est une très grande professionnelle, mais il m’était parfois difficile d’avoir le contrôle de la caméra à 100%. Je trouve que cette attitude est un peu vieux cinéma. Moi je suis un réalisateur artisan, je veux tout faire et m’occuper de tout.
Pourtant le résultat est là !
Emanuele Crialese : On s’est beaucoup disputé, nous avons tous deux un caractère horrible, mais le résultat est là, oui ! Or je pense qu’on peut arriver à un résultat optimal en limitant le conflit et l’angoisse. Si on demande aux artistes de faire un travail magnifique, il faut imaginer le faire avec un esprit un peu plus serein. Beaucoup de gens travaillent véritablement pour le réalisateur. On leur doit de leur donner une énergie positive sans conflit, ni nervosité. Bien sûr il m’arrive de m’énerver comme un fou quand les gens n’assument pas les difficultés du tournage. Oui, c’est un métier difficile, oui, il faut trouver des solutions, mais il ne faut jamais imiter l’autre qui a ses propres problèmes. Il faut pouvoir gérer les problèmes avec calme mais avec fantaisie. Et la fantaisie ne sort que quand on est détendu, pas angoissé !
Vous avez tourné à Buenos Aires, pourquoi avoir choisi l’Amérique du Sud ?
Emanuele Crialese : Parce qu’on y avait trouvé un bateau. On cherchait un bateau pour plusieurs mois, d’époque et qui pouvait naviguer en mer. Or nous n’avions pas un énorme budget et ça n’a pas été facile de le trouver. Pourtant quand on est arrivé, on m’a dit que le bateau était parti ! La production ne lui avait pas versé l’argent nécessaire pour le bloquer, et ce alors qu’on avait dépensé 300 000 euros pour faire venir l’équipe ! Enfin la production me dit qu’elle a trouvé un autre bateau mais… de pêche et qui était censé naviguer sur un fleuve ! Or il n’était d’abord pas question que je tourne sur le fleuve ! Je l’ai finalement fait… Aujourd’hui je me rends compte que Buenos Aires était parfait. En effet, là-bas, la plupart des gens sont des immigrés ou des descendants d’immigrés. Ils ont vécu cette expérience plus ou moins directement. Il y avait donc une énergie humaine qu’on aurait difficilement trouvé ailleurs. La figuration était très impliquée, des histoires personnelles nous parvenaient chaque jour etc… Finalement Buenos Aires était le seul endroit où nous pouvions tourner !
C’est aussi en Argentine que vous avez tourné les premières séquences ?
Emanuele Crialese : Non, elles ont été tournées en Sicile, une terre très aride mais qui comporte certains endroits luxuriants. Je cherchais un endroit primitif. Je voulais que les personnages viennent d’un lieu difficile à cultiver afin qu’on se demande comment ils font pour vivre et avoir de quoi manger. Je voulais partir de l’origine, ce n’était pas vraiment un choix rationnel ou intellectuel, mais ce début devait être dans un univers aride, où les hommes et le paysage ne sont encore pas travaillés.
Pourquoi avoir choisi Charlotte Gainsbourg pour incarner un des personnages principaux de votre film ?
Emanuele Crialese : C’est l’une des actrices qui m’intéressent le plus. Je l’avais vue, il y a longtemps, dans Cement Garden, un de ses premiers films. Ce film reste pour moi un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Charlotte a une silhouette un peu giacomettienne et produisait un grand contraste visuel avec les autres protagonistes du film. A côté, avec sa mélancolie et sa façon d’être très discrète, très mystérieuse, elle représente un peu la femme moderne.
Comment avez-vous choisi Aurora Quattrocchi qui joue le rôle de la mère, l’incroyable Donna Fortunata ?
Emanuele Crialese : J’ai eu beaucoup de chance ! Je savais que c’était un des rôles les plus difficiles à caster et j’étais assez pessimiste. Or Aurora Quattrocchi est l’une des premières actrices que j’ai rencontrées pour le rôle. C’est une actrice folklorique italienne. Elle fait les marchés de Palerme où elle chante la beauté des produits qu’elle vend dans des ballades. Elle a donc une façon d’être très sauvage. Ce n’est pas une actrice de l’actor studio mais une actrice de rue ! Elle est dans la vie comme dans le film ! D’ailleurs elle était le cauchemar des acteurs car elle les traitait comme elle traite son fils et ses petits-enfants dans le film !
Il y a de nombreux magnifiques plans en plongée dans Golden Door. Quand les avez-vous imaginés ?
Emanuele Crialese : Dès l’écriture. Notamment le plan qui montre le départ des personnages pour l’Amérique. Je voulais raconter avec une image la séparation d’une culture. Je ne voulais pas donner la sensation que cette famille partait sur un bateau, mais que c’était un morceau de terre qui se déchirait, se détachait. Les italiens, si je les critique beaucoup, ont une énorme qualité : nous ne sommes pas des colonisateurs, on est partout dans le monde mais on reste une communauté italienne. Là où on va, on amène notre terre, une grande partie de notre culture.
Des séquences oniriques assez surréalistes ponctuent tout votre film. Comment les avez-vous conçues ?
Emanuele Crialese : J’aime beaucoup les contes de la mythologie grecque et Homère, et j’essaie d’en imiter le style. Quand on relit ces œuvres, on comprend qu’il y avait là un art d’impliquer le public en lui laissant la possibilité d’imaginer les choses sans donner d’explication. Ces personnages deviennent mythiques car ils sont des métaphores de la réalité. On ne maîtrise pas tout, mais on est capable de suivre le voyage proposé. Pour moi un film ne doit pas donner toutes les explications. Il doit poser des questions et évoquer des choses mais il ne doit pas tout dire. Mes personnages sont naïfs. Quand je me suis demandé quels pouvaient être leurs rêves, je me suis dit que cela avait forcément un rapport à la nourriture.
Vous avez dit « Golden Door n’est ni un film historique, ni un film politique, ni un film social. » Comment peut-on vous croire ?
Emanuele Crialese : C’est une phrase un peu provocante que j’ai dite pour me débarrasser de beaucoup de questions ! Je veux avant tout préciser que j’ai fait un film sur la mémoire des immigrés, sur leurs sensations. J’ai d’ailleurs lu des lettres de témoignages, lettres à partir desquelles j’ai travaillé.
Ce faisant, vous avez tout de même un propos franchement politique…
Emanuele Crialese : Même si je fais une histoire d’amour, je fais un film politique. La politique, c’est la vie !
Vous allez un peu plus loin ! Vous montrez tout de même des séquences où les Etats-Unis du début du XXe siècle sont présentés comme un état eugéniste !
Emanuele Crialese : Je suis certainement dans l’eugénisme ! A un moment donné j’avais tellement d’informations sur ce sujet que le film était en train de devenir quelque chose d’autre. Si bien que je me suis demandé si je devais poursuivre mes recherches ou revenir dessus dans un documentaire !
Propos recueillis par Aurelle Bannel en mars 2007.